Selon les croyances tibétaines, la mort n'est pas simplement la fin de l'existence, mais ce moment crucial où il y va pour un défunt de la possibilité de se réincarner ou de ne pas se réincarner. Durant les quarante-neuf jours qui suivent le décès, l'âme du défunt erre dans cette zone intermédiaire que les moines nomment le Bardo. Le Bado Thödol, qu'on appelle aussi le livre des morts, est un ouvrage destiné à aider chaque homme à affronter sa propre mort et à parvenir ainsi à rompre le cycle des réincarnations dans lequel il est pris. Encore faut-il qu'il accepte cette aide, ou parvienne à l'entendre...
Outre le caractère fortement hypothétique de croyances religieuses indémontrées (c'est d'ailleurs l'essence du religieux d'être une croyance et non une connaissance) - on n'a jamais eu de témoignage de ce qu'est l'après-vie -, un paramètre important rend en effet plus que problématique le bon déroulement du séjour dans le Bardo : l'âme humaine elle-même, soumise aux caprices de sa nature et tendanciellement névrosée, ne souhaite souvent précisément rien d'autre que de continuer à vivre et revivre. Que ce soit dans la recherche effrénée de la réincarnation, ou le projet secret de s'installer dans le Bardô pour y couler des jours paisibles loin des ennuis de l'existence quotidienne - situation absurde s'il en est, puisque l'on parle ici d'un mort - l'homme est amené dans cet environnement intermédiaire à révéler sa vraie nature.
Excellent laboratoire littéraire, le Bardô est dans son principe un moyen idéal pour se poser la question : qu'est-on face à la mort et qu'attendait-on, en définitive, de l'existence ? Sans aborder ces questions sous un jour théorique - nous somme dans un roman, bien fantaisiste à de nombreux égards - Antoine Volodine met en place sept récits fortement emprunts de théâtralité, où l'humour corrosif le partage à la réflexion politico et poético existentielle.
Un ouvrage, vous l'aurez compris, à réserver aux aficionados de la littérature "dure" ou aux lecteurs curieux, désireux d'inhabituel. Au-delà de l'aspect intellectualiste de ce roman, ces sept histoires (qui n'en font qu'une en réalité) constituent la percée la plus audacieuse jamais vue depuis bien longtemps d'un imaginaire singulier et exotique. Exotique, c'est d'ailleurs ainsi qu'Antoine Volodine qualifie ses propres romans. Plus précisément, il se désigne lui-même comme l'inventeur du post-exotisme. Qu'est-ce que le post-exotisme ? Un univers fictionnel où se mêlent anciennes figures politiques communistes et révolutionnaires et mystique religieuse. Et je dis bien qu'il s'agit d'un univers, c'est-à-dire d'un monde construit de toute pièce, et repris comme fond narratif dans chacun des romans de Volodine.
Littérature de l'imaginaire par excellence, les romans de Volodine vous démontreront qu'il reste de nombreux territoires vierges à explorer en ce domaine, même si ce n'est pas forcément ce qu'on entend habituellement par imaginaire. Ici, pas de robots, pas de dragons ni de féérie, mais un imaginaire adulte, pleinement ancré dans les problématiques contemporaines et pénétré d'une sensibilité poétique véritable. C'est ça aussi, les littératures de l'imaginaire.