Damasio, Alain
Bibirox : Tu as écris La Horde du Contrevent en trois ans. Quelles ont été tes sources d'inspiration principales ?
Alain Damasio : Je n'ai pas écrit La Horde en trois ans, mais sur sept ans, puisque le premier chapitre que j'ai écrit l'a été en novembre 1997. Ma première source d'inspiration a été la nouvelle de Bradbury qui s'appelle La Pluie, l'histoire d'un escadron sur Vénus, soumis à une pluie diluvienne, et qui cherche une coupole solaire sous laquelle s'abriter. Cette nouvelle, très forte, très simple de construction, m'a confirmé dans l'idée qu'un élément, pris comme noyau narratif, pouvait féconder une histoire entière. J'ai cherché un équivalent, j'ai trouvé le vent, phénomène que j'adore car invisible mais puissant, fluide et léger, tactile. Il incarne la métamorphose dans son évidence et, affronté de face, le combat, propre à toute vie.
Mais ce qui m'a inspiré, comme toujours, ce sont mes lectures philosophiques, Deleuze au premier chef. Je ne lis qu'un ou deux livres de SF par an et ça ne m'inspire pas à proprement parler, sauf Volodine peut-être, qui me prend aux tripes stylistiquement et pour sa faculté à poser charnellement, sensuellement, un univers imaginaire.
Sur un plan plus général, j'ai du mal à parler « d'inspiration ». Je trouve qu'écrire relève bien davantage d'un problème d'expiration. « Quelles sont tes sources d'expiration principale ? » serait une excellente question d'interview (l'anus, la bouche, la peau, etc ?).
B : Compte tenu de la réception du livre, plutôt encourageante pour un public qui ne te connaissait pas, comptes-tu écrire un autre roman typé fantasy ?
AD : Comme la plupart des auteurs, j'imagine, je ne sais pas réfléchir en fonction d'un lectorat ou d'un public qui attendrait de moi quoi que ce soit. Ni en terme de genre ou de catégorie, qui sont des enjeux d'édition, jamais d'écriture. La Horde n'est en outre guère typé fantasy même si elle traverse ce genre ou en recoupe des thèmes forts, comme la quête, l'héroïsme. Mon prochain livre appartiendra aux littératures de l'Imaginaire, c'est tout ce que je sais ! Ça sera du « real fantastik pur », si tu veux une catégorie.
B : D'où vient selon toi que La Horde ait pu plaire au plus grand nombre ? As-tu fait un effort d'écriture en ce sens ?
AD : Personnellement, je n'aurais jamais cru que La Horde dépasse un public restreint, à cause de la polyphonie narrative, oui, du style et des néologismes, des passages de réflexions. Il faut croire que j'ai régressé, au fond, et que ma philosophie devient si faible qu'elle en est devenu très accessible <) ;o))) Si j'ai fait un effort vers le lecteur, c'est surtout dans la densité narrative, j'ai musclé les rythmes, cherché à ne pas noyer, tête sous l'eau, les gens sous une vague de concepts, comme dans la zone, j'ai cherché une meilleure fluidité, aussi. Ce qui plaît surtout, d'après les lettres des lecteurs, ce sont les personnages, et l'imaginaire poétique.
B : Si l'on va sur ton site (www.lahordeducontrevent.org ), on constate que La Horde n'est pas qu'un roman, mais une véritable oeuvre multi-supports, musicale, visuelle, graphique, interactive. Avais-tu prévu dès le début pareille extension ?
AD : Non, l'idée m'est venue au fur et à mesure que je voyais des pans, assez larges, de mon univers, être abandonné en vertu des impératifs de cohérence ou de dynamique de récit. J'avais accumulé en sept ans beaucoup d'idées qui sont absentes du livre et j'avais envie, également, de voir l'univers exploser hors du cadre livre. Boris (Joly-Erard), Arno (Alyvan) et mon frère en ont été les artificiers.
Passons à quelques questions plus précises :
B : Une des choses qui m'a le plus frappé est l'alliage singulier de philosophie et d'Imaginaire que tu réussis à produire. Mais selon toi, peut-on attendre de l'Imaginaire qu'il soit autre chose qu'un vêtement mythologique au service d'une pensée dissimulée ? L'Imaginaire n'entre-t-il en relation avec la philo que pour lui servir de support didactique ?
AD : J'aime beaucoup cette question, qui est au coeur de mes propres doutes. J'ai des réponses malheureusement flottantes à y apporter. Il est clair que l'Imaginaire propose souvent une transcription métaphorique de concepts, l'opportunité en tout cas d'en offrir une forme incarnée dynamique, beaucoup plus pédagogique que le concept nu. Le concept nu, exposé didactiquement, est l'état le plus prometteur de l'idée puisqu'il peut se donner une série compacte de dérivation, d'incarnation. D'où ma propension à puiser au concept plus qu'à ses incarnations littéraires forcément appauvries (dépotentialisées en tout cas). Par exemple, le concept d'autodifférenciation chez Bergson, que j'utilise, sert dans le roman à définir la capacité de Caracole à se réinventer sans cesse ou du corroyeur (un autochrone) à n'être que le propre mouvement interne de sa différenciation et donc une puissance inquiétante de métamorphose des éléments (pluie, eau bouillante, magma, nuage, tour à tour). Dans chacun de ces deux cas, le concept est rendu visible par une « mise en forme » ; il est « informé » psychologiquement (le troubadour imprévisible, incomparable avec ses états antérieurs) ou physiquement (l'eau de l'autochrone qui prend successivement des formes, se pétrifie, se liquéfie).
Un autre exemple est donné par le combat entre Erg et Silène, qui est couplé et mis en écho avec la discussion entre Caracole et Lerdoan. À un premier niveau, en tant que Maître-Foudre, Silène incarne le second stade de la vitesse, la frasque, quand Erg en reste aux vitesses relatives de l'espace et du temps. Mais tous deux vont être débordés par l'irruption du troisième stade, celui du vif, porté par le corroyeur, qui est l'intempestif et troue la durée, y est hétérogène. Là encore, l'Imaginaire et la mise en scène du combat sont « illustratifs » du concept. C'est le concept qui était « directeur artistique » du chapitre à son origine.
Mais en même temps, et c'est là que ça devient intéressant, quelque chose du combat échappe à ce rôle illustratif, et en trahit même les présupposés. Les trajectoires de vol de Silène, réputées imprévisibles, sont construites, obéissent à des techniques acquises. La frasque est ainsi réintégrée dans le flot ordinaire de l'espace et du temps, donc calculable, anticipable par Erg. La fatigue de Silène intervient aussi, qui déjoue la netteté du concept dont il procède, qui est la pure capacité de mouvement, le côté intouchable d'un guerrier du Mouvement.
À un autre niveau, celui de ma syntaxe, des vitesses relatives et absolues se créent à mon insu dans le déboulé, des tirets longs jouent tantôt comme frasque pure, rupture, tantôt comme prolongement d'un carreau d'arbalète, continuum d'un jet. Les virgules, en accolant des syntagmes disjoints, font office de portes, d'accélérateurs subits, ou de bornes de ralentissement.
L'Imaginaire amène au fond une chair qui finit toujours par produire ses propres os.
C'est comme si le langage était porteur de cette double faculté : ancrer l'affect, incarner l'émotion et par la syntaxe, dépiauter cette chair, en extraire les articulations, les oppositions.
Je pense profondément que les plus grands écrivains jouent sur cette ligne de crête ou s'appuient sur ces deux ailes : la conceptuelle, par un travail de syntaxe, et la physique par le lexique.
Ce que j'essaie d'éviter, toujours, c'est de transformer l'Imaginaire en support symbolique. Sitôt qu'un personnage ou qu'une ville, un véhicule, un animal inventé, peuvent être lus directement comme symbole de quelque chose, ça signifie qu'ils ont perdu leur vie propre, qu'ils n'existent qu'en tant que signalétique, comme ces comédiens dont parle Novarina et qui ne sont plus que les poteaux indicateurs du metteur en scène, ici de l'écrivain. De mon imaginaire, je demande qu'il soit vivant, à savoir irréductible à ce qu'il représente ou indique, même conceptuellement.
Ne jamais illustrer un concept, mais se servir du concept comme une force qui vient hanter la forme que tu lui donnes pour se déployer. C'est une exigence cruciale.
B : Certains éléments philos sont intégrés directement dans La Horde sans qu'ils soient aucunement transformés. C'est ainsi que Caracole évoque les trois métamorphoses d'Ainsi Parlait Zarathoustra, celles du chameau, du lion et de l'enfant. Peux-tu revenir sur ce choix, sur l'impact narratif de cette allusion?
AD : On m'a quelquefois reproché cette irruption de « real philosophie » dans le récit. C'est plutôt reconnaître que Nietzsche est capable de survivre à des millénaires d'humanité, sur différentes planètes et c'est le sens de sa mention : cette foi. Lointain futur alors ? Pour moi, La Horde est hors temps, ni uchronie, ni anticipation, elle apporte sa propre durée. Pourquoi Nietzsche alors ? Ou la citation d'Artaud sur la faim, une des plus fortes qui soit ? Parce que je crois qu'à leur niveau d'intensité et de vif, Nietzsche ou Artaud peuvent s'inviter dans l'imaginaire de n'importe quel monde, qu'ils ont cette capacité (leurs pensées) à être l'intempestif de tout récit, de toute fiction. La pensée-Nietzsche est un noeud de vif dont il est évident (à mon coeur) qu'il traverse les époques et il peut donc s'inviter, encore une fois, dans La Horde, comme il s'invite dans la zone du dehors (dans le Cube). Privilège des grands vivants que de n'être « déplacés » nulle part. Quel univers peut se prétendre, sans rire, hétérogène à Nietzsche ? Quelle intensité conjurer Artaud pour cause de cohérence culturelle de la fiction ? Personne ne peut les empêcher d'être dans la bouche de Caracole. Personne ne peut se croire assez mort pour ne pas articuler l'un ou l'autre de leurs cris.
Sur l'impact narratif, je devine qu'il est souvent mal compris parce que Caracole annonce là le tome II de La Horde, le devenir propre de Sov qui débute chameau, devient lion à la fin du tome I et enfant à la fin du tome II. Sauf que j'ai renoncé pour l'instant à écrire le tome II, trop exigeant à porter. Écrire la suite, dont je connais la trame depuis cinq ans, impliquerait que je sache relier le vif et l'écriture, montre le lien entre l'acte de créer et l'art de récupérer un vif, enjeu du tome II. Et ça, c'est une construction très éprouvante, je n'y suis pas prêt.
B : Il n'est jamais fait allusion à l'éternel retour dans le récit, mais il me semble néanmoins qu'il s'agit du concept central du roman. Peux-tu nous en dire plus ?
AD : L'éternel retour que j'utilise, de façon tacite, dans La Horde, est celui de Deleuze interprétant et travestissant Nietzsche : l'éternel retour sélectif. Ne reviendront que les moments les plus intenses ; ne subsisteront que les vifs des grands vivants, les autres seront dispersés dans le vent linéaire, pas assez structurés pour résister au temps. Si le roman boucle, ce n'est pas par éternel retour déguisé, toutefois ; c'est plutôt par reprise, à la Kierkegaard : Sov est condamné à reprendre, à repartir à zéro (the last page), à trouver par lui-même comment refaire sans répéter, sans obéir à nouveau. Concept de la vis, qui monte et tourne à la fois, translation et rotation conjointes. J'aime la façon dont Nietzsche lui-même utilise l'éternel retour dans son quotidien : comme une pensée qui interdit de s'amollir, de vivre faiblement les instants qui nous traversent. La simple pensée que tout puisse revenir pousse à l'exploit de ne pas se répéter, à chercher la réinvention permanente de soi. Cet éternel retour-là, comme pensée-repoussoir, exigence taraudante, c'est, oui, le concept central du roman : devenir autre puisque tout revient, par la fatigue. Se tenir en vie, aux aguets, s'autodifférencier : le principe même, biologique, du vivant, de la cellule.
B : Les chrones font partie des curiosités les plus intrigantes de La Horde. Ni vraiment animaux, ni pure féérie, ils s'apparentent plutôt à des concepts vivants, si bien qu'il est difficile de sen faire une représentation. As-tu souvent rencontré des chrones, et si oui combien en héberges-tu chez toi ?
AD : Les chrones, à l'origine, viennent de mes lectures sur le temps. Je cherchais un concept de temps qui ne soit ni linéaire ni même rétrolinéaire (voyage dans le temps), un temps doté dune viscosité particulière telle qu'on peut l'approcher chez Bergson (voir son concept extraordinaire de durée). Ce sont des concepts vivants, en effet. J'en ai créé une trentaine pour la horde, dont seulement trois ou quatre sont mentionnés dans le livre. Les chrones sont avec le vif le vrai sujet du tome II : pure puissance métamorphique. Psychrones, cychrones, autochrones, antéchrones, etc, j'ai dressé une typologie précise, que j'utiliserai peut-être pour « les furtifs » dans mon prochain livre.
Les seuls chrones que j'ai rencontré sur terre sont des émotions. Et j'en héberge parfois un certain nombre, qui ne cessent de modifier ce qu'ils traversent en moi.