Les Chroniques de l'Imaginaire

Noirez, Jérôme

Hanako : Bonjour monsieur Jérôme Noirez. En premier lieu, je tiens à vous remercier de prendre le temps de répondre à mes questions. Pour ceux qui ne vous connaissent qu'à travers vos nouvelles, pourriez-vous vous présenter un peu ?

Jérôme Noirez : Et bien, à deux trois détails anatomiques près, je suis un ours. Grognon, solitaire, omnivore. Je vis à la campagne. La ville me fait peur. J'aime le silence, et le spectacle des saisons, le manège des insectes dans les herbes, et celui des oiseaux dans les branches des arbres au bord de la rivière. J'aime surtout la nuit, la vraie nuit, bien noire, vide, minérale, sans fêtards et noctambules. Je fais de la musique pour la nuit depuis longtemps, et depuis plus longtemps encore, j'écris pour la nuit. Mais depuis environ trois ans, j'essaye d'écrire un peu pour les autres. Cela commence à porter ses fruits. Le reste du temps, je vivote de la musique et d'autres petites tâches culturelles qui se présentent occasionnellement. Je travaille beaucoup au demeurant, mais ça ne se voit pas.

H : Vous me rassurez, je pensais être la seule à aimer la vie d'ours. N'est-ce pas paradoxal pour un écrivain de craindre, un peu, les humains, la notoriété étant nécessaire pour vivre de sa passion ?

JN : La notoriété, vous savez, dans l'écriture, fantastique de surcroît, exceptée pour quelques noms, c'est une notion pour le moins relative. Lorsqu'on est « un ou deux livres » parmi les soixante mille qui sortent chaque année en France, on a la notoriété d'une bactérie sur une meule de gruyère. Ceux qui se croient investis d'une quelconque notoriété, ou ceux qui y aspirent, se sont, à mon avis, trompés de métier.

H : Vous pliez-vous volontiers à l'exercice des dédicaces, si la foule ne vous attire pas ?

JN : Je n'appréhende pas trop la foule, d'autant plus que je ne pense pas qu'il me faille craindre plus de dix personnes. D'autre part, la rencontre avec les lecteurs ou futurs lecteurs fait partie de mon travail d'auteur. Je my prête donc de bonne-grâce car je suis un ours bien élevé.

H : Avez-vous déjà quelques dates de dédicaces programmées ?

JN : Je serai sur le stand des éditions Nestiveqnen au Salon du Livre de Paris, le Vendredi 18 Mars 2005, de 16 à 17 heures (mais j'y traînerai sans doute dès le début de l'après-midi) et le Samedi 19 Mars 2005, de 11 à 13 heures.

H : Vous semblez avoir une prédilection pour l'écriture fantastique. Est-ce que la confusion de votre éditeur de classer votre livre dans de la Fantasy ne vous perturbe pas ?

JN : Ce n'est nullement une confusion. Il était clair dans mon esprit en écrivant Féerie pour les Ténèbres que je voulais faire oeuvre de Fantasy. Mais vous avez raison, j'ai une prédilection pour le fantastique (j'entends par là une littérature de l'imaginaire qui s'articule autour du réel). Et c'est sans doute pourquoi Féerie pour les Ténèbres est un cycle qui funambule à la limite des genres : épouvante, Fantasy, uchronie, tout comme il funambule entre effroi, drame et humour. C'est une Fantasy « contaminée » par l'horreur du réel... Et le lecteur devra attendre le tome 3 pour découvrir jusqu'à quel point... C'est en quelque sorte une dialectique à laquelle, j'imagine, tous les auteurs de Fantasy sont confrontés : ils décrivent des mondes hors du temps, où la pensée magique se substitue à la technologie mais quand ils se penchent à leur fenêtre, des flots de voitures, du bruit, des volutes de pollution, et à leur poignet une montre à quartz et le téléphone portable qui sonne dans leur poche... Je suis en tout cas tout à fait satisfait de sortir dans une collection de Fantasy. Bien sûr, il y a des puristes qui diront que ça n'en est pas. Moi, je n'aime les genres que lorsque je peux leur faire subir des outrages.

H : Je comprends votre démarche. Ouvrir les yeux de chacun aux dures lois de la réalité. Les rioteux ne sont pas tous En-Dessous. Vous pourriez créer un nouveau genre. Un peu comme Stephen King et son cycle de La Tour Sombre ?

JN : Je ne connais pas le cycle de King, auteur que j'ai cessé de lire depuis bien longtemps. Mais bien sûr, il est tout à fait légitime de chercher à situer une oeuvre, surtout lorsqu'elle n'appartient pas clairement à un genre donné, en fonction des références les plus communes. King en est une. On a parlé aussi de Gaiman et de Barker au sujet de Féerie pour les Ténèbres, deux auteurs que je n'ai pas lus... Je ne crois pas du tout inventer un nouveau genre. Je ne suis pas le premier, loin s0en faut, à mêler les saveurs, même s'il est vrai que la Fantasy est un genre un peu « monolithique » dans lequel on attend presque systématiquement héros sublimes, quête initiatique, dimension mythologique, autant de choses dont Féerie pour les Ténèbres fait tout à fait sciemment l'économie.

H : Après votre trilogie, allez-vous tenter une oeuvre encore plus fantastique ?

JN : Actuellement j'écris un roman « non fantastique ». Je suis incapable de me cantonner à un genre. J'ai la bougeotte. J'aime aussi changer de style ainsi que de méthode de travail. Après ce roman « non fantastique », j'ai deux projets. Je ne sais pas encore si je les aborderai simultanément ou l'un après l'autre. L'un revient à la Fantasy décalée, mais d'une façon tout à fait différente de Féerie pour les Ténèbres. L'autre appartient au fantastique et à l'épouvante dans l'esprit des feuilletonistes du début du 20e siècle.

H : Dans votre livre Féeries pour les Ténèbres, il est indiqué que vous avez achevé une Encyclopédie des Fantômes et des Fantasmes. Pouvez-vous nous indiquer sa prochaine parution ?

JN : Cette encyclopédie, dont je suis plutôt fier, car elle aborde les fantômes d'une façon originale et passe en revue des thématiques inédites, doit sortir aux éditions de l'Oxymore à l'automne 2005.

H : Pour permettre à vos lecteurs de patienter, pouvez-vous nous en dévoiler un petit extrait ?

JN : Je crains que non, l'ouvrage n'étant pas encore entré dans sa phase éditoriale, l'éditeur m'en voudrait si j'en livrais des passages.

H : Deux nouvelles éditées dans Faeries (Le Grand Machouilleur et Sous le Pont) me semblent annoncer votre prédilection pour l'En-Dessous et les rioteux. Est-ce les personnages que vous préférez ?

JN : J'aime les monstres. C'est indéniable. Tous les monstres. Les monstres sociaux, les monstres physiques, les monstres humains et inhumains, les monstres de foire et ceux qui vivent au fond des bois ou dans les profondeurs de la terre, ceux qui mangent de la chair humaine, et ceux qui sont timides et qui pleurent de peur quand ils voient un « non-monstre » Plus je connais les hommes et plus j'aime les monstres. Tout comme les enfants et les animaux qui sont des genres de monstres. J'ai une indéniable sympathie pour les rioteux qui constituent le peuple paria de Féerie pour les Ténèbres. Ils ne sont pas moins dangereux que les hommes. Ils sont seulement moins hypocrites, plus cultivés, et ont un plus grand sens de l'humour. Le dernier tome de la trilogie leur sera grandement consacré.

H : Ah ! J'étais sûre que, dans ma campagne, la nuit, des « bêtes » mutantes se promenaient, mais personne ne veut me croire. Dommage pour eux ! Seriez-vous un sentimental ? Votre amour des monstres porte à mon goût sur les êtres différents incompris et opprimés parce qu'ils ne rentrent pas dans le moule de notre société ? Cest l'intolérance face à la différence qui vous révolte ?

JN : D'abord, oui, je suis un sentimental. J'ai mis du temps à men rendre compte, mais oui, tout à fait sentimental. C'est amusant que vous posiez la question car les premiers éditeurs qui se sont penchés sur Féerie pour les Ténèbres ont eu une réaction sapparentant à une nausée. Ils me trouvaient sadique, dégoûtant, cru, et mes personnages antipathiques. Et je suis vraiment heureux que des lecteurs ne s'arrêtent pas à ces « détails » et prennent conscience des autres dimensions. Cet aspect sentimental sera d'ailleurs plus évident dans le second tome (enfin je rassure les lecteurs les plus barbares, ça continuera à tacher généreusement). Révolté, je ne sais pas, je suis trop pessimiste pour être vraiment révolté. En fait, ce n'est pas tant l'intolérance qui me révolte. La connerie humaine a ceci de bon quelle vous tient éveillé. Elle est parfois nécessaire au bon fonctionnement de nos consciences. Ce sont plutôt les processus sociaux qui s'acharnent à transformer les « monstres » en « non-monstres » qui m'oppressent et que j'aime bien foutre en l'air. Quant aux bêtes mutantes qui maraudent dans la campagne, je confirme, bien sûr qu'elles existent.

H : Envisagez-vous d'accompagner la sortie du troisième tome par la musique de l'En-Dessous que vous avez sur votre site (http://www.jeromenoirez.fr/) ?

JN : Il faudrait poser la question à l'éditeur, mais je ne pense pas que cette perspective l'enthousiasmerait. C'est une galère d'inclure un cd dans un bouquin, et l'intérêt en serait très anecdotique. J'ai écrit quelques musiques pour Féerie pour les Ténèbres, mais c'est avant tout pour les offrir à tous ceux qui veulent les écouter. Elles seront peu à peu disponibles sur mon site.

H : L'illustration de votre roman est sublime et aussi teintée de mystère que le monde que vous narrez. Avez-vous choisi vous-même cette illustration ?

JN : Disons que nous nous sommes mis d'accord avec l'éditeur sur cette illustration. Il était très difficile de trouver une illustration collant à l'esprit de Féerie pour les Ténèbres sans sortir de la ligne artistique de la collection. Todd Lockwood est un grand illustrateur de Fantasy dont tous les joueurs de Magic ou de D&D connaissent les illustrations. J'avais déjà écrit une micro-nouvelle sur ce dessin pour le calendrier Nestiveqnen... J'aurais personnellement préféré quelque chose de graphiquement plus torturé, mais ne chipotons pas, la couverture est belle et très efficace.

H : Féerie pour les Ténèbres est le premier volume d'une trilogie. Quand est programmée la sortie du deuxième tome ?

JN : On peut espérer assez rapidement puisque le tome 2 a été lu (et approuvé) par l'éditeur. Nous avons parlé d'un tome tous les six mois. Le tome 2, plus long et plus épique, réservera bien des surprises aux lecteurs qui auraient eu le sentiment que le premier tome se suffisait à lui-même. La Technole révèlera de nouveaux et terribles aspects d'elle-même, une visite des Brolhs du Sud fera passer l'En-Dessous pour le club Méditerranée, et plein d'autres choses terrifiantes.

H : On vous présente comme un musicien et chanteur, amoureux de musique médiévale. Avez-vous édité quelques oeuvres ?

JN : Non. Je donne des concerts et des conférences, mais je n'ai rien édité sur support discographique (toutefois cela est en cours). J'ai en effet une grande passion pour la musique médiévale, particulièrement pour la musique et la poésie des troubadours, que j'étudie depuis des années avec passion. Je l'interprète instrumentalement et je la chante en solo et en duo avec Péire Boissière au sein de Jòc Novèl. Nous sommes très éloignés de ce que l'on peut entendre dans les fêtes médiévales. Mon rapport à la musique médiévale, du moins dans l'interprétation, se veut le plus intemporel possible. Je nai pas besoin de costume d'époque ou de décorum etc. Je joue de la musique « vivante ». Le fait qu'elle soit médiévale, ancienne, est tout à fait secondaire. D'autre part, preuve de la schizophrénie affichée dans Féerie pour les Ténèbres, je compose de la musique dite « contemporaine » ou expérimentale, je crée des environnements sonores pour des installations ou des projets multimédias, et je fais du « cinéma sonore ».

H : Pourriez-vous nous expliquer votre terme de « cinéma sonore » ?

JN : Le cinéma sonore est un « cinéma aveugle » dont les images sont mentales, uniquement inspirées par des événements sonores, sons concrets, musiques, etc. Chaque spectateur se projette donc son propre film, mon rôle se cantonnant à celui d'audio-projectionniste, titillant du bout des doigts les imaginations.

H : Je sais encore par le biais de votre site Internet qu'un jeu de rôle sur Féerie des Ténèbres est en préparation. Quand sera-t-il disponible ?

JN : J'ai travaillé auparavant avec les éditions Multisim sur le jeu de rôle Rétrofutur, et j'avais noté que le jeu était un formidable moyen d'appropriation d'un univers par le public. L'idée m'intéressait dans le cas de Féerie pour les Ténèbres, et j'ai commencé à plancher sur un système de règles qui s'adapte à ce monde et aux genres de « héros » qui le traversent. J'y travaille en pointillés, mais j'espère achever une version « bêta » fin avril. Il me faudra d'ailleurs des volontaires pour en tester les rouages, et m'aider à les ajuster.

H : On vous présente également comme pédagogue, intervenant musical, pouvez-vous nous en parler ?

JN : J'aime enseigner. J'ai été professeur en école de musique, et puis cette situation d'enseignement a fini par me lasser, et j'ai préféré me consacrer aux scolaires. En ce moment, je travaille avec des tout-petits (de six mois à trois ans). J'apprends beaucoup. Je fais l'économie du langage. C'est intéressant. De manière générale, la musique est un formidable outil pédagogique. Bien pensée, bien menée, on y acquière des mathématiques, du français, des langues, de l'histoire, et simplement de l'intelligence, de cette chose qui est sans valeur sur le marché du travail, mais qui fait la différence entre l'homme et la machine de production industrielle, de cette chose que l'on assassine en ce moment même.

H : Vous parlez de sensibilité, de l'acquisition d'un coeur, d'une âme ?

JN : Je ne fais pas de distinguo entre intelligence et sensibilité. Pour moi, cela participe de la même chose : l'entendement, l'empathie. Acquérir, cultiver, voir grandir cette aptitude à l'entendement (que l'on peut appeler coeur et âme si l'on veut, mais personnellement j'aime à y faire participer tous les organes) devrait être le premier souci de l'homme si celui-ci était aussi « évolué », aussi « moderne » qu'il le prétend. Au lieu de ça, on n'offre aux enfants que des perspectives mortes : travailler, vous pourrez consommer, consommer, vous pourrez travailler, soyez sages et sans talents, et peut-être l'on vous verra dans l'esprit-cyclope qui scintille dans chaque foyer

H : Quelles sont vos publications pour enfants qui sont éditées ?

JN : Mon premier livre pour enfants sort en mai aux éditions Sarbacane. Il s'appelle Tout Froissé et il a été surtout écrit pour les enfants rioteux (mais les enfants humains peuvent également le lire). D'autres suivront. Dans ce domaine, j'ai quatre ou cinq manuscrits d'avance.

H : C'est une question que j'aime bien poser aux auteurs. Livrophage affirmée et fière de l'être, je suis curieuse de savoir quelles lectures vous ont donné l'envie décrire. Pouvez-vous m'indiquer vos livres fétiches et vos auteurs préférés (en-dehors de vous évidement) ?

JN : Oh ! Je ne suis pas mon auteur préféré ! Loin sen faut ! Je plains d'ailleurs l'auteur qui serait son auteur préféré... Ça doit être horrible comme sensation... Je ne saurais pas dire qui ma donné envie d'écrire, car il me semble que d'une certaine façon j'ai écrit avant de lire. Mais il y a des auteurs qui ont beaucoup compté dans le fait que je m'accroche à l'écriture. Lovecraft, Jean Ray, William Burroughs, Serge Brussolo, pour citer ceux ayant un lien avec le fantastique ou la science-fiction. Parmi mes récentes idolâtries : le scénariste Allan Moore. Des livres fétiches (du genre de ceux que l'on emmène sur une île déserte) : Voyage au Bout de la Nuit de Céline, les deux « Alice » de Lewis Carroll, des pages arrachées au hasard dans le Ulysse de Joyce, le Guide du Routard Galactique de Douglas Adams (car le rire est un plaisir royal), l'anthologie des troubadours (celle de Pierre Bec) De quoi avoir un horizon le plus large possible.

H : La gamme est variée, tout comme votre travail, et je ne m'en étonne pas. Comme les meilleurs moments ont une fin, il est temps de vous libérer pour vous permettre de continuer de nous conter l'En-Dessous. Je tiens à vous remercier chaleureusement de votre participation à cette interview. On ne peut que vous souhaiter un vif succès dans tous vos projets. Je vous laisse donc le mot de la fin pour clore cette interview.

JN : Cela implique que je dise quelque chose d'intelligent... Mmm... Terrible épreuve... Alors, j'aboierai plutôt en citant un chien teigneux du nom de Baxter, et le conseil vaut, je crois, dans la vie comme en art : « N'obéissez jamais ».