Cluzeau, Nicolas
Polgara : Bonjour Nicolas. Aujourd'hui, je vais te demander un petit effort d'imagination. En effet, je te l'annonce : tu es mort. En attendant que ta prochaine destination soit déterminée, je te propose de revenir sur ta carrière d'écrivain et sur ta vie en général. Comment es-tu mort ?
Nicolas Cluzeau : En fait, je sais pas trop, je suis mort dans mon sommeil d'un arrêt du coeur, je pense, j'ai pas eu le temps de voir. Trop de sucreries, trop de graisses, et là dans mes artères, ça s'est un peu trop accumulé. Malgré quelques opérations à soixante-dix ans, j'ai continué à être imprudent et paf, voilà, au beau milieu d'un rêve érotique en compagnie de [censuré], crise cardiaque, arrêt du coeur, tout ça. Et pas moyen de le faire repartir, ce coeur, il avait pas du tout envie de repartir de toute manière pour vivre dans un monde ravagé par les catastrophes écologiques et les guerres permanentes pour l'eau et le pétrole, non merci.
P : Ton roman "L'arche des tempêtes" a inauguré un nouveau cycle. Comment le public l'a-t-il accueilli ?
NC : D'une manière assez lente, en fait. Cette nouvelle saga étant une espèce de suite indirecte du cycle précédent, les lecteurs se sont souvent reportés sur le Dit de Cythèle avant même de commencer L'Arche, qui pourtant peut se lire indépendamment. Donc, l'élan s'est surtout fait par le bouche à oreille, mais de manière progressive, et pour une fois le livre a quand même bien marché par rapport à ses prédécesseurs, et a même relancé les autres. Par contre, l'engouement a trouvé son rythme lorsque les lecteurs ont pu voir les références croisées et l'ampleur ambitieuse que j'ai voulu donner à cette gigantesque toile narrative.
P : Comment as-tu évolué depuis sa sortie ?
NC : Eh bien, plus de trente ans sont passés depuis la sortie de l'Arche des Tempêtes, et je peux dire que je suis très heureux de mon évolution artistique ensuite. Grâce même aux recherches que j'ai faites pour ce roman, j'ai pu découvrir des mythologies de moi avant inconnues, comme la mythologie d'Asie Centrale et l'histoire turque et byzantine. Ces approches de documentation m'ont permis d'affiner mes histoires et de pouvoir travailler des récits historiques ensuite, récits que je fais se dérouler en général en Asie Mineure, qu'ils soient contemporains, fantastiques ou policiers, ou bien qu'ils se déroulent durant le moyen-âge ou la renaissance dans cette région si mal connue du globe en ces périodes. Le fait de vivre en Turquie m'a aidé à avoir cette vision proche de l'Histoire et de la géographie, et cela s'est vu sur les décennies qui ont suivi la sortie de l'Arche des Tempêtes. Mes idées n'ont pas arrêté d'affluer, et les écrits sont venus, sont passés, ont été édités ou non, d'ailleurs, j'ai essuyé parfois des refus, on ne peut pas être un génie, non plus, seuls Jack Vance et Philippe Monot sont des génies, mais chut, faut pas leur dire, ils habitent pas loin, là, et ils sont trop modestes pour l'entendre.
P : Es-tu content de la carrière que tu as eu ? As-tu écris beaucoup d'autres romans après "L'arche des Tempêtes"?
NC : Eh bien, je suis content, en effet. Le fait d'avoir été publié est déjà un exploit en lui-même, et un accomplissement. Je ne pensais pas publier énormément, en fait, puisque j'ai été scénariste-level designer dans le jeu vidéo, je comptais continuer dans cette voie et écrire de temps en temps. Cependant, la destinée en a décidé autrement : je suis parti en Turquie vivre avec ma femme, et là tout a changé. Je me suis mis à écrire en roue libre, personne n'était là pour m'arrêter. J'étais écrivain à plein temps, même si les droits ne suivaient pas toujours derrière et que j'ai mangé parfois de la vache enragée durant les décennies qui ont suivi. Les événements politiques aussi ont changé un peu ma manière de voir mes écrits. Après L'Arche, j'ai écrit pas mal, en effet, des écrits publiés ou refusés. Les deux autres tomes des Chroniques Iliatiques, les quatre qui closent le cycle de Thorion Weir, Les Mémoires du Crépuscule, puis ensuite la trilogie Le Millénaire de Pellias. En même temps j'ai aussi écrit un certain nombre de nouvelles maritimes sur le capitaine Esteban de La Luna, un corsaire à qui j'ai beaucoup tenu, en accord avec Philippe Monot puisque l'action se situe dans son univers. Je me suis concentré aussi sur l'Histoire et le policier, j'ai produit quelques récits dans ces domaines, en y mélangeant plus ou moins bien le fantastique ou la fantasy. Mais ma pièce maîtresse restera la décalogie La Geste d'Annathéanna, une saga gigantesque, point culminant de tous mes écrits se déroulant dans mon Multivers. Ma fierté d'écrivain mort, la voilà.
P : Quelle a été ta plus grande fierté d'écrivain ?
NC : En fait, je crois que c'est d'avoir réussi à constituer des plans, mettre en scène des histoires, et les écrire du début jusqu'à la fin sans avoir une seule fois l'angoisse de la page blanche. J'ai toujours su quoi écrire, et je suis mort avant d'avoir terminé la plus grande partie de mes idées, malheureusement. Être fier de soi-même, dun tel accomplissement est déjà quelque chose d'un peu arrogant, peut-être.
P : Ton processus de création a-t-il évolué au cours de ta vie ?
NC : Non, je ne pense pas que le processus ait réellement évolué. J'ai toujours voulu écrire et faire vivre des aventures héroïques et mystiques à mes joueurs de jeu de rôle ou, plus tard, à mes lecteurs. J'ai toujours planifié bien à l'avance ce que je voulais écrire, mettre en scène, ou du moins je savais très bien comment tout allait finir, le raccord entre un début et une fin pouvait plus ou moins être improvisé, mais toujours sous contrôle. Cependant, d'un point de vue de la maturité et de la réflexion, il se peut que oui, la sagesse aidant et s'acquérant sur une période donnée de ma vie, mes écrits se sont voulus peut-être un peu plus critiques du mécanisme d'auto-destruction dans laquelle l'humanité s'est enfermée, et ce à tous les niveaux du système social mis en place depuis des millénaires. Mes débuts optimistes me font augurer, dans tous les livres, une fin cataclysmique.. à plus ou moins long terme, comme le phénomène entropique de la dégradation et de l'impermanence de tout ce qui vit a gagné mon cerveau avec l'âge !
P : Je viens de l'apprendre, il faudra encore un peu de temps avant de connaître ta prochaine destination. Toutefois, il semblerait que tu sois entré dans les bonnes grâces de la "haute autorité". Elle te propose en effet d'aller manger avec tous les pairs écrivains décédés de ton choix. Qui invites-tu et pourquoi ?
NC : Je n'invite qu'un seul écrivain décédé, Patrick O'Brian, l'auteur des vingt romans d'aventures maritimes de Jack Aubrey et du Docteur Stephen Maturin. C'est vraiment un des seuls qui m'a fait voyager sur les mers du globe de manière endiablée, sincère, avec humour, philosophie, action, poésie... Même C.S. Forcester, je trouve, ne lui arrive pas à la cheville du point de vue de la profondeur des personnages, des dialogues truculents ou des discussions passionnées, des manoeuvres maritimes et des histoires, simplement. J'ai toujours aimé la mer, et j'aurais aimé vraiment poser des questions sur les sources que monsieur OBrien a consultées, et surtout partager un moment de navigation avec lui sur une des frégates anglaises du début du dix-neuvième siècle.
P : En fait, je t'ai menti. La haute autorité, c'est moi. J'ai envie de te renvoyer à la vie dans un de tes romans. Lequel choisis-tu ? et pourquoi ?
NC : Je choisis La Ronde des Vies Eternelles, car c'est là que se trouve le pilier de trois des plus gros cycles que j'ai écrit, ou que je vais écrire. Un Enfer de sang, de tripes, d'âmes déchirées, de violence et de poésie, de lyrisme enfin, ou tout finalement n'est qu'illusions et trahisons sur ce fond cynique qu'est la recherche du pouvoir. Une parfaite allégorie de l'humanité et de son fond barbare. Je pense d'ailleurs que c'est pour ça que certaines personnes ont fortement détesté ce livre. Mais moi, c'est à l'intérieur de ce livre que je voudrais revivre. Etonnant, non ?