Dau, Nathalie
Mérédith Blixen : Nathalie, tu es probablement l'une des plumes les plus intéressantes et poétiques de l'imaginaire francophone contemporain. Peux-tu résumer pour les lecteurs des Chroniques de l'Imaginaire ton parcours ? Quand as-tu commencé à écrire ? Quel était le thème de ton premier roman ?
Nathalie Dau : Ah ! D'entrée de jeu, on essaie de me transformer en super tomate ! C'est donc les joues brûlantes, mi-flattée mi-ne sachant plus où me mettre, que je vais tenter de répondre à tes questions.
J'ai commencé à écrire lorsque j'étais très jeune : en CE2, javais alors 7 ans puisque, enfant précoce, javais « sauté une classe » (ce qui n'a pas que des avantages). Vers 9-10 ans, je n'espérais déjà qu'un devenir, pour moi : écrivain. J'avais des milliers d'histoires dans la tête, des difficultés à les exprimer à l'oral, j'usais donc de l'écrit comme vecteur de mes émotions et réflexions intimes. Je lisais énormément, les livres étaient mon refuge, mon échappatoire. Mais javais aussi le besoin de construire de mes mains un abri personnalisé, d'où l'écriture.
J'ai d'abord été attirée par les contes, puis la poésie, puis le roman historique. Cependant, héritage probable des contes et des récits mythologiques que je dévorais, je ne pouvais empêcher la magie, le fabuleux de se glisser dans mes écrits. Vers 18-19 ans, j'ai découvert Tolkien et compris qu'il existait un genre littéraire fait pour moi : la fantasy, surtout lorsqu'elle flirte avec le fantastique.
Jacques Sadoul a qualifié mon premier roman, Bleu Puzzle, de « conte fantastique ». C'est l'histoire dune âme puissante, une âme née sous le signe de l'Equilibre, qui donc s'est toujours opposée aux dieux parcellaires, c'est-à-dire ceux de la Loi et du Chaos. Lors du décès de son premier corps charnel, cette âme s'est trouvée fracassée par la déesse qui garde les Limbes, et chacune de ses miettes est partie s'incarner dans un monde différent, dans des univers parallèles et bien cloisonnés. Mais, en certaines occasions, une conjonction ouvre des passages, et l'âme va tenter de rassembler ses miettes pour se reconstituer, afin de regagner son monde d'origine et reprendre la lutte contre les extrêmes.
Bleu Puzzle est construit comme le jeu évoqué par le titre : la première partie est composée de pièces disparates en apparence, il s'agit de quelques-unes des miettes, aussi diverses qu'un enfant-roi emprisonné, un serpent géant, une adolescente française... Lors de la seconde partie, on assemble les pièces en formant d'abord le contour, et l'on va davantage s'intéresser à la pièce « terrienne » qu'est la jeune Noëlle. On va suivre son parcours à partir du moment où la miette d'âme s'éveille au souvenir, avec les troubles mentaux que cela induit (du moins en apparence), jusqu'à l'intervention salutaire d'un lord anglais, aussi riche qu'excentrique, initié à certaines choses et passionné par la couleur bleue. Dans la dernière partie, enfin, le motif complété se révèle, tout s'emboîte et prend son sens.
A noter que l'âme ainsi morcelée, héroïne sous-jacente de Bleu Puzzle, est celle du personnage principal de mes cycles de fantasy (encore inédits) et que son monde d'origine est celui sur lequel se déroule l'intrigue des romans. Javais conçu Bleu Puzzle, à l'origine, comme une passerelle entre deux mondes : le nôtre, et celui du Livre de l'Enigme.
MB : Le bleu est une couleur très importante, dans ton imaginaire. Je pense en particulier aux Mages Bleus...
ND : Ah, c'est toute une histoire d'amour un peu complexe, que j'ai racontée sur mon site d'auteur (voir Ego Système, Confidences, Blue Soul). Le bleu, surtout le bleu clair, est ma couleur préférée. J'aime le fait quelle ne soit pas distincte du vert et du gris, en breton, ainsi le mot glaz désigne toutes les teintes par lesquelles passent mes yeux. J'aime aussi le fait qu'elle ait longtemps été assimilée au noir, qu'elle ait représenté l'un des secrets les plus précieux des artisans verriers, qu'elle soit ambivalente, à la fois symbole de castration et d'élévation spirituelle, et d'amour. J'en ai fait la couleur de l'Equilibre, là où le gris occupe la place, d'ordinaire. Sa profondeur m'envoûte et m'apaise, sa poésie m'emporte. Mon bleu, celui des robes de mes mages, c'est celui que prend le ciel, en hiver, quand il fait très beau et qu'on se tient au sommet d'une pente enneigée, pris entre le froid de la saison et la douce chaleur des rayons de soleil. Mais j'aime aussi le bleu de la foudre, celui des lames d'acier, celui des ombres de la glace... Le bleu m'aide à garder l'espoir.
MB : Une réponse magnifique et en plus elle est poétique... Comment est né ton recueil, les Contes myalgiques ? Plusieurs nouvelles déjà publiées le composent, il comporte aussi des inédits et des poèmes quels sont les thèmes qui unissent tous ces textes ?
ND : Ce recueil est né de ma passion pour les mythes et le folklore, bien sûr, mais aussi d'un désir de ne plus disperser mes écrits. J'ai soumis tout un tas de textes aux éditions Griffe d'Encre, et ce sont les directeurs de la collection recueil, Karim Berrouka et Michaël Fontayne, qui ont remarqué que deux thèmes principaux se dégageaient : les contes, et la souffrance. Ils m'ont proposé de faire deux recueils, le premier plus axé sur les contes, le second rassemblant les textes où la dimension souffrance, physique autant que morale, prend nettement le pas sur la féerie. On verra davantage de diables que de fées, dans le second recueil. Mais même si l'ensemble se révèlera plus sombre, la lumière n'en sera jamais absente.
MB : Dans ces textes, au sein des Contes myalgiques j'en suis sûre et dans le second opus, il m'a semblé entendre quelque rumeur à ce propos, les femmes ont la parole. Ce sont elles, surtout, qui vivent, sentent, éprouvent, souffrent. Est-il plus naturel, pour toi d'écrire sur des personnages féminins ? Et si oui, pourquoi ?
ND : Étrange remarque que tu me fais là, car il y a en réalité peu de femmes dans mes récits, justement parce que je me sens généralement plus à l'aise avec les personnages masculins. J'ai plus de facilité à me mettre dans la peau d'un homme ou d'un jeune garçon. D'ailleurs je n'ai pas toujours bien vécu le fait d'être née fille : cela m'interdisait de faire plein de choses et cela m'infligeait tout un tas de contraintes et de souffrances récurrentes. J'ai si souvent rêvé d'être un garçon pour être libre que, forcément, ça a laissé des traces.
L'impression « féminine » vient probablement de la présence de fées et de divinités (comme la mort, ou la déesse-mère) dans plusieurs de mes récits. Mais il s'agit là de personnages qui ne raisonnent pas comme des êtres humains, qui sont davantage des symboles que de vraies personnes. Même si elles « s'abaissent » parfois en endossant notre mortalité, elles savent que ce n'est qu'un jeu et qu'elles conservent le pouvoir. Elles ne sont victimes que parce qu'elles le veulent bien, le temps d'une histoire, d'une leçon à donner aux mortels. Au sein de leur éternité, cela ne compte pas vraiment.
Alors que pour les êtres humains, hommes ou femmes, les enjeux sont vitaux.
Lorsque je donne la parole à une femme, en général elle appartient à la catégorie des rebelles, des révoltées. L'ordre établi est toujours mis en péril par ses choix. La veuve hindoue refuse de brûler avec le corps de son défunt mari, comme le voulait pourtant la tradition. La princesse, qui vivait sa sexualité de façon très moderne et libérée, en plein Moyen Âge, et qui se trouve de ce fait abominablement punie par son père, refuse de se laisser briser et décide de rendre coup pour coup, ce qui va déstabiliser le royaume.
Mais mes personnages masculins sont, quelque part, de même nature. Ce qui est logique, puisque je parle de souffrance. Et lorsque cette souffrance est causée par une oppression, n'est-il pas légitime de vouloir lutter pour regagner sa liberté ?
C'est probablement ce qui m'obsède le plus que cette quête de liberté. La souffrance est une entrave. On peut s'en libérer en l'apprivoisant ou en l'éliminant. J'explore les deux voies. Dans tous les cas, la libération est une sublimation.
Quand je dis oppression, j'englobe aussi le poids des préjugés et tout ce qui amène des êtres humains à devenir ou se sentir exclus.Mes textes incitent à ne pas juger en fonction des seules apparences, celles-ci peuvent se révéler trompeuses. Ils montrent des gens en marge, montrés du doigt pour tout un tas de raisons. Des gens qui se savent différents et auxquels la masse fait grief de cette différence. Ou bien des gens contraints de simuler et de se trahir eux-mêmes pour ne pas dépasser, ne pas s'exposer au rejet des autres. Dans tous les cas, la souffrance est terrible, et assortie de rage plus ou moins exprimée.
Mais il faut que ça sorte, alors j'écris par empathie. J'écris sur l'injustice, quelle soit flagrante ou soigneusement cachée, actuelle ou oubliée de presque tous. Je donne la parole à des femmes, à des hommes, à des enfants, à des vieillards peu importe qui ils sont, du moment qu'ils sont en souffrance et que l'injustice de leur situation me bouleverse.
En fait, en rédigeant cette réponse, je prends conscience qu'en écrivant toutes ces histoires, je suis doublement mère de mes personnages. Je suis celle qui leur donne vie sur le papier, mais aussi celle qui les prends dans ses bras et leur donne amour et réconfort, promesse de lendemains meilleurs, même si cela passe d'abord par la souffrance ultime et/ou la mort, parce que je suis capable de leur offrir une autre vie par le pouvoir de mon imaginaire.
On dit que les auteurs projettent souvent une part d'eux-mêmes dans leurs récits. Je le reconnais bien volontiers. Rien n'est autobiographique (même si je m'appuie parfois sur des histoires vraies), mais tout est nourri par des émotions vécues. Je vis mille vies au travers de mes propres histoires, j'envoie mes personnages en quêtes de ces réponses existentielles qui me hantent (comme elles hantent nombre d'entre nous). Et puisque aucune réponse n'est définitive ni satisfaisante, je ne peux arrêter d'écrire.
MB : La poésie est très présente au sein de tes écrits : dans la langue, d'abord, très musicale, de tes textes, mais également à travers des poèmes, des chansons. Comment naissent de tels mélanges ? Sont-ils insérés « délibérément » dans tes nouvelles, ou y trouvent-ils naturellement leur place, parce que c'était là « le juste moment » ou « la juste expression » ?
ND : Ils s'imposent deux-mêmes. Chaque histoire déroule pour moi sa musique personnelle, tout comme elle oriente mon choix de vocabulaire par ses couleurs et ses senteurs. J'ai vraiment besoin d'entrer dedans, de placer mon esprit en situation, de ressentir à tous niveaux, pour pouvoir écrire. Je vis dans ma tête une histoire en trois dimensions, sonore, odorante, tactile, visuelle. Choisir de quelle façon la raconter, c'est décider de l'angle sous lequel je vais placer ma caméra afin de rapporter, au lecteur, ce souvenir de mes voyages intérieurs qu'est la narration. Alors parfois, oui, cette narration bascule dans la poésie, parce qu'on se trouve à un moment de l'histoire où l'on est au-delà du discours, de la relation, de la description. On est dans l'émotion pure, la puissance évocatrice, presque le mysticisme, et surtout au plus intime du récit. Ce n'est pas moi qui m'exprime par vers, dans La Femme, la Sorcière et l'Amour, mais bien le prince. Et ce qu'il livre de lui au travers de ce poème, aucun autre personnage de l'histoire n'en a pris connaissance (sauf peut-être la femme et la sorcière, grâce à la magie). C'est vraiment le chant de son âme affligée.
C'est probablement aussi un reflet de mon mode de fonctionnement. Généralement, j'écris en prose lorsque je vais bien, et j'exorcise mes chagrins les plus secrets au travers de la poésie, parce que celle-ci me permet d'être moins limpide, de donner l'émotion sans donner les explications. Ce sont mes moments les moins rationnels, pourrait-on dire. Les moins analysés. Les plus spontanés.
MB : J'ai cru également comprendre que la musique comptait énormément pour toi ; la preuve en est, le violon est le personnage principal, d'une certaine manière, de ta nouvelle Le violon de la fée (prix Merlin 2006). D'où vient cet intérêt ? Et écris-tu en musique ou dans le silence le plus total ?
ND : Je viens d'une famille qui compte beaucoup de musiciens. Le Violon de la Fée s'appuie sur des faits réels : mon arrière-grand-père, qui jouait du violon et écrivait des poèmes en langue italienne, a vraiment perdu ses doigts dans les aciéries de Lorraine, et il a vraiment réussi à apprendre à jouer du violon de l'autre main, après son accident. Son neveu Dante a vraiment été premier violon à l'opéra de Nice. La soeur de ma mère était professeur de piano. Moi-même j'ai pratiqué le chant classique, pendant deux ans, au Conservatoire d'Antibes. Toute la famille écoute beaucoup de musique et chante à la moindre occasion. Dans les moments difficiles, on se réfugie dans la musique, on évacue en écoutant nos morceaux préférés. J'ai d'ailleurs plus de facilité à chanter des chansons à mes enfants, le soir, qu'à leur raconter des histoires.
Pour écrire, je dirais que cela dépend. Pour certains textes, j'ai besoin d'un silence total. Pour d'autres, je m'immerge dans une play list dont l'ambiance correspond à celle de l'histoire. Certaines musiques ou chansons me parlent tant que ce sont elles qui font naître en moi un besoin d'écrire une histoire spécifique.
MB : Certaines de tes nouvelles sont très dures, très crues : il est question d'onanisme et d'inceste dans Lucine, de SDF et de dictature dans Demain les trottoirs. Avec ces nouvelles, particulièrement avec la seconde dont le titre - j'imagine allusion à Demain les chiens - est particulièrement bien trouvé, tu jettes à bas les clichés et sempiternels poncifs sur les gentils mendiants et les enfants angéliques, détournant La petite fille aux allumettes pour en faire un « petit garçon aux ailes de fées » particulièrement égoïste, revanchard humain en quelque sorte. Quelle est la genèse de cette nouvelle ?
ND : Eh bien en fait, tout a commencé à cause de Jean Millemann, lorsque celui-ci m'a proposé de figurer au sommaire de son anthologie Pouvoirs Critiques (parue en 2002 aux éditions Nestiveqnen). J'ai d'abord eu l'idée de retravailler un ancien texte, Terra Amata, qui est celui qui a été publié. Mais en parallèle, et parce que j'habitais alors à Cannes et que je déambulais sur les trottoirs avec mes bébés dans une poussette, ce qui m'amenait souvent à pester contre les trottoirs particulièrement crottés par nos amis les chiens, j'ai commencé à fantasmer sur des trottoirs intelligents et autonettoyants. L'ennui c'est que toute personne se penchant sur le problème des déjections canines sur les trottoirs municipaux en arrive forcément à conclure que les vrais responsables ne sont pas les chiens, mais les maîtres. La pub le disait bien : « apprenez-lui le caniveau ». Donc si des trottoirs intelligents parvenaient un jour à la même conclusion que se passerait-il ?
Le reste s'est mis en place petit à petit, et j'ai finalement écrit Demain les Trottoirs fin 2006.
Les trottoirs, les caniveaux ça m'évoquait irrésistiblement la Chanson de l'Eau de Jacques Prévert, que j'avais apprise à l'école primaire, et particulièrement mémorisée parce que les parents d'une de mes tantes habitaient Aubervilliers.
La condition des SDF c'est un sujet qui me touche et que j'ai abordé à plusieurs reprises. Surtout après des rencontres marquantes, et un hiver particulièrement froid.
MB : Le 31 octobre aurait dû paraître au sein d'Argemmios, ta maison d'édition, Les débris du chaudron, réédition revue et augmentée d'un de tes écrits. Qu'y aura-t-il dans ce mystérieux chaudron brisé qui finalement sortira en février 2008 ? Pourquoi paraîtra-t-il le précisément premier février et pas, je ne sais pas, moi, le 29 ?
ND : J'aurais aimé le 31 octobre qui a une valeur symbolique : c'est Samain, le nouvel an du vieux calendrier celtique, donc une date parfaitement en harmonie avec Les Débris du Chaudron qui se nourrit de mythologie galloise. Mais il restait trop de travail et je n'ai pas pu tenir ce délai. Alors j'ai décidé de reporter la parution à une autre date symbolique : le 1er février, c'est-à-dire Imbolc.
Ce n'est pas toujours évident de passer du format nouvelle ou novella au format roman. Outre mon style qui a évolué, le recul et le travail de direction littéraire effectué par Jean Millemann qui m'ont fait prendre conscience de quelques maladresses de jeunesse, il y a un réel changement de rythme. Des scènes inédites ont été ajoutées, des passages traités trop rapidement jadis ont été développés, voire complètement remaniés. Il y aura une préface signée Lucie Chenu et, à la fin, deux poèmes rattachés à l'histoire principale, ainsi qu'un glossaire (pour éviter d'alourdir la narration avec trop de notes explicatives). Et puis il y aura les illustrations de Magali Villeneuve, qui sont vraiment de toute beauté.
MB : J'attends donc avec impatience Imbolc... Dis-moi, j'ai l'impression et je crois ne pas trop me tromper sur ce point que tu illustres toujours ce que tu écris. Pourquoi ?
ND : Je n'illustre jamais moi-même, je n'ai pas le talent pour ça, mais j'ai souvent des visions très précises des illustrations qui sauraient au mieux compléter le texte. Ce n'est pas toujours possible d'en disposer, malheureusement. Les éditeurs ne sont pas très friands d'illustrations intérieures, probablement parce que cela revient très cher et cela majore d'autant le prix du livre. Mais j'ai toujours adoré les livres qui en comportent, particulièrement les gravures comme celles de Gustave Doré. J'avoue qu'avec les Débris du Chaudron et les illustrations de Magali Villeneuve, je me fais plaisir et j'espère que cela plaira aussi à mes futurs lecteurs. Comme je ne me paie aucun droit d'auteur, cela me permet de financer les illustrations sans que le prix du livre en soit trop affecté. C'est l'avantage d'être le maître d'oeuvre, pour cet ouvrage-ci. Je me sens un peu comme ces acteurs qui passent parfois de l'autre côté de la caméra et deviennent réalisateurs, c'est très excitant, et très angoissant en même temps.
Pourquoi est-ce si important pour moi, les illustrations ? Eh bien durant la phase de maturation qui précède la rédaction, je visualise tout dans ma tête. Je me projette vraiment dans un autre monde : celui du récit. Je m'immerge dedans et ensuite, avec mes mots, j'essaie d'en retranscrire les images, les couleurs, les odeurs, les saveurs, les textures, les sons... Mais je sais que ce sera toujours imparfait, qu'il existera toujours un biais. L'image (et parfois la musique) permet de réduire ce biais, même si cela peut sembler quelque peu tyrannique de ma part de vouloir à ce point imposer ma vision au lecteur. Sauf que ce n'est pas par tyrannie, mais par souci d'exactitude. Pour certains textes, ce n'est pas important, je ne me soucie pas du biais. Mais je sais, pour l'avoir testé, qu'en ce qui concerne un de mes personnages, avec lequel j'ai un lien viscéral, le biais m'est vraiment douloureux.
MB : Argemmios, le nom de ta maison d'édition, est lié à ton univers romanesque, celui des Mages bleus. Mon petit chat ma dit qu'il s'agissait d'une immense fresque de fantasy, en cours d'écriture Accepterais-tu d'en dévoiler quelques pans pour nos lecteurs ?
ND : Cela se passe sur un monde secondaire qui diffère du nôtre essentiellement par son rapport à la mort et, par conséquent, à la vie. J'ai tenté de construire des sociétés cohérentes, des religions cohérentes, des querelles cohérentes, et surtout des personnages à la psychologie aussi vraisemblable, complexe et intéressante que possible. Je ne cesse de m'interroger sur les causes de leurs actions et réactions, de leurs choix, tout ce qui va contribuer à bâtir leur existence et façonner leur destinée.Que dire d'autre ? La magie existe mais n'est pas équitablement répartie au sein de la population, et surtout elle est une force intérieure qu'il faut apprendre à contrôler. Pas de recettes ni de formules ni d'ingrédients, globalement (il y a toujours l'exception des invocations). Tout est énergie et/ou matière, et l'une des problématiques principales est : comment vivre incarné, et apprécier la pesanteur et les contraintes qui vont avec, quand on sait que l'incarnation est la conséquence d'une punition infligée à des entités qui étaient pure énergie ?
Au sein de cet univers romanesque, les argemmios sont des cristaux magiques très rares, parfaitement dénombrés, qui ne sont pas d'origine naturelle. La meilleure théorie quant à leur nature, c'est celle qui voit en eux la cristallisation d'une énergie supérieure. Ils sont détenus exclusivement par les servants suprêmes de chaque Ordre mystique, auxquels ils servent de focus et de vecteur. Le monde compte douze argemmios, puisqu'il existe douze Ordres. Et puis un jour, une énigme ambiguë annoncera qu'un treizième argemmios est destiné à apparaître, ce qui suscitera à la fois le trouble et la convoitise, et des plans sur le très long terme.
MB : Argemmios, c'est aussi un univers, un univers que tu partages avec d'autres auteurs. En fait, tu es l'une des seules auteures, voire la seule que je connaisse, en France, à pratiquer ce système. A savoir, permettre à d'autres écrivains (en herbe ou non) de participer à la vie d'un monde qui n'est pas le leur, les aider à trouver leur style, les encourager. Marion Zimmer Bradley le faisait, Mercedes Lackey pratique également ce système qui s'apparente presque, aux USA, à du parrainage. Qu'est-ce qui t'a poussé à franchir le pas ? Pourquoi ?
ND : C'est justement l'exemple de Marion Zimmer Bradley qui a fait naître en moi ce rêve de partage, ou plus exactement qui m'a permis de croire que ce rêve pourrait peut-être se concrétiser un jour.
Ce qui me motive ? Une soif inaltérable d'être aimée au travers de mes personnages. La peur que tout s'achève pour eux le jour où je ne serai plus là. Je n'ai pas encore osé les lâcher dans la nature (ce qui explique pourquoi cette fresque romanesque demeure inédite), mais je sais que le jour où je le ferai, ils vivront en dehors de moi, car ils vivront dans l'imaginaire de ceux qui les rencontreront. Et rien ne me ferait plus plaisir que de susciter des fanfictions.
Je n'en ai jamais vraiment écrites moi-même mais, lorsque j'étais petite, après une lecture ou un film m'ayant marquée, je ne pouvais m'empêcher de me réapproprier l'histoire et l'univers de ce livre ou de ce film, et de faire vivre d'autres aventures aux personnages, voire de devenir un personnage moi-même. En vérité, je n'ai jamais tout à fait arrêté. Et j'y ai pris, j'y prends toujours tant de plaisir que j'ai envie de laisser aux autres un libre accès à mes propres univers. Ce serait trop bête que les gens se censurent faute de savoir que l'auteur est d'accord. Alors je préfère dire d'entrée de jeu que je suis d'accord dans la mesure où le respect reste de mise. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi, comme de complètement transformer le tempérament d'un personnage. Il faut rester crédible et suivre les pistes amorcées, bien évidemment.
Quand on crée un monde secondaire, on n'a pas assez d'une vie pour l'explorer. A plusieurs, parfois, on peut aller plus loin. Et j'éprouve cette envie-là.
Mais rien n'assure que tout ceci se concrétisera.
MB : Argemmios, enfin, c'est depuis peu une maison d'édition. Qu'est-ce qui t'a poussée à prendre le risque de devenir éditrice dans la conjoncture actuelle ?
ND : Simplement ce que j'évoquais précédemment : l'envie de devenir le maître d'oeuvre pour certains ouvrages un peu particuliers, afin de réaliser des livres tels que je les imagine. L'envie aussi de publier des textes qui me touchent, qui ont une réelle valeur intrinsèque, mais que le marché actuel dédaigne parce que ces textes ne sont pas assez « commerciaux ». Cela peut certainement sembler naïf mais gagner de l'argent n'est pas ma motivation principale. Si cela arrive, tant mieux, car cela signifiera que suffisamment de lecteurs m'auront suivie dans mes choix éditoriaux. Mais ce qui me pousse c'est avant tout un bête idéalisme.
MB : Quelle est la ligne éditoriale d'Argemmios ?
ND : « Mythes, contes et légendes de tous les temps, même ceux qui restent à venir, qu'ils soient d'ombre ou de lumière, de prose et parfois de rimes ».
Pour développer un peu, je dirai : des textes qui font rêver (ou cauchemarder), qui sont forts, suscitent une émotion, s'ancrent dans l'inconscient collectif, se nourrissent des mythes et du folklore afin de permettre aux êtres oniriques de vivre de nouvelles histoires. Des textes possédant une puissance évocatrice. Des plumes ciselées, incisives, stylées, identifiables. Des textes qui procurent une jouissance tant par leur fond que par leur forme. Des textes qui osent aller plus loin.
Et pour les textes jeunesse : qu'ils ne prennent pas les enfants pour des idiots, qu'ils ne les traumatisent pas non plus. Qu'ils sachent les faire rêver et réfléchir.
MB : Outre des romans, tu prévois des anthologies thématiques et mythologiques. D'où vient cet intérêt pour le « légendaire » ?
ND : J'ai grandi à une époque où les mythologies figuraient au programme scolaire, où l'on offrait aux enfants des livres « Contes et légendes de » des éditions Nathan, et où l'on trouvait dans les kiosques une superbe revue intitulée « Si tout m'était conté ».
Et puis j'habitais dans la zone de diffusion de TMC. Le seul soir de la semaine où je pouvais regarder la télévision, c'était le mardi soir, et ces soirs-là, les films étaient toujours de cape et d'épée, ou de péplum et de glaive.
MB : As-tu déjà prévu un planning de parution pour les deux prochaines années ?
ND : J'ai les grandes lignes mais comme tous ceux qui travaillent bénévolement pour les éditions Argemmios ont un emploi à côté (même moi), on ne peut pas se montrer trop psychorigide. Je préfère attendre qu'un titre soit parfaitement finalisé avant d'en lancer la fabrication, plutôt que d'être prise à la gorge par des délais trop serrés, et de pleurer ensuite parce que le résultat n'est pas impeccable.
MB : Pour en revenir à des préoccupations plus littéraires, peux-tu développer les thèmes principaux qui constitueront le second opus des Contes Myalgiques ?
ND : Le second volume des Contes Myalgiques sera encore plus axé sur la souffrance, et les récits qui le composent se passeront davantage à l'époque contemporaine. Plutôt que des fées, on rencontrera des loas, des démons, des créatures plus chtoniennes qu'ouraniennes. Les textes flirteront plus avec le fantastique que la fantasy, et les ambiances seront globalement plus sombres. Plus morbides. Après les terres qui rêvent, dans le premier opus, on croisera dans le second le spectre de l'enfer.
MB : Enfin, pour conclure : Quelle est la question à laquelle tu ne voudrais absolument pas répondre ?
ND : Je ne sais pas. Et si je le savais, je ne te le dirais certainement pas, sinon quelqu'un serait bien capable de me la poser un jour et de me harceler jusqu'à obtenir cette fichue réponse !
MB : Merci, Nathalie, davoir répondu à cette interview-fleuve !