Après avoir publié le recueil L'éléphant s'évapore, la maison d'édition Belfond a choisi de mettre à l'honneur isolément la nouvelle Sommeil dans une édition luxueuse, grand format, avec de magnifiques illustrations signées Kat Menschik.
Il s'agit d'une histoire oscillant entre le réel et le surnaturel. La narratrice est une Japonaise trentenaire, vivant avec son mari dentiste et leur fils. Ses jours se suivent et se ressemblent, entre les courses, la préparation des repas et la demie-heure quotidienne de natation. Une nuit, un bouleversement intervient : après un cauchemar, elle aperçoit un homme au pied de son lit. Elle est tétanisée. Ferme les yeux. L'homme disparait. A compter de ce moment, elle ne trouvera plus le sommeil ; ni cette nuit, ni les suivantes. Un cognac à la main, Anna Karénine dans l'autre, c'est ainsi qu'elle occupe ces nuits d'insomnie. Insomnie... pas vraiment, puisque le souci n'est pas qu'elle n'arrive pas à dormir, mais qu'elle n'a plus besoin de dormir. Jour après jour, nuit après nuit, elle se sent revivre : son esprit est plus ancré dans la réalité, elle s'embellit, elle peut enfin trouver du temps pour elle pendant que sa famille dort. Celle-ci ne perçoit pas les modifications qui se sont produites chez l'épouse, la mère. Leur vie suit son cours.
Mais peu à peu, les souvenirs de la narratrice deviennent flous, elle s'isole des autres, son corps étant là mais son esprit ailleurs. Ses pensées se font plus critiques, même à l'égard de ses proches, alors qu'auparavant elle agissait mécaniquement, sans se poser de questions. Le ton ne change pas pour autant : tout au long de la nouvelle elle pose un regard froid sur les choses, distant, adopte un comportement contemplatif. Il y a très peu de sentiments dans sa réalité, alors que dans sa vie parallèle elle se laisse vivre : le chocolat, la romance, le cognac. Peu à peu, cette vie "à-côté" prend le dessus, ce qui est très bien amené par Haruki Murakami, qui laisse le lecteur dans le même état que sa narratrice, dans un état de flottement. On ne sait plus très bien ce qui est réel, ce qui ne l'est pas. On se doute d'invraisemblances que l'héroine ne soupçonne pas, mais on la suit allégrement dans son univers, tant l'auteur sait entremêler les notions à priori opposées du réel et de l'irréel, de la conscience et de l'inconscience, de la vie et de la mort.
Les dessins de Kat Menschik, subtilement travaillés, dans les tons marine et argent, servent à merveille le caractère onirique et fantastique de cette nouvelle. Un joli récit, mystérieux, qui plaira à ceux qui acceptent de perdre pied sans jamais retoucher terre.