Il y a le Paris qu'on voit et qu'on entend, celui des revues militaires et du Luna Park de la porte Maillot, et celui, silencieux, des morts de l'Hôtel-Dieu. Ai-je dit "silencieux" ? Pas pour Joseph, en tout cas, pas pour celui que la rumeur populaire a surnommé Saint-Joseph-des-morts, et qui écoute ce qu'ils ont à dire, avec quelque agacement d'ailleurs : lui a une démarche scientifique, il voudrait baliser l'après-vie, inventorier ses habitants, avoir en somme des informations fiables, quantifiables, mais bien sûr une jeune fille victime d'un attentat alors qu'elle faisait des courses a bien autre chose en tête que de regarder ce qui l'entoure. Les morts, finalement, sont bien comme les vivants : égoïstes et frivoles. Sauf Marcel, le petit Marcel, un enfant curieux sur lequel Joseph compte beaucoup. Et c'est lui d'ailleurs qui va lui indiquer l'adresse où se rendre pour avancer dans la connaissance du mystère. Hic sunt daemones.
Il y a le Paris simplement complexe, celui de la politique, par exemple, qui voit la présidente Desnoyelles aux prises avec les caprices du tsar Nicolas II en visite officielle, alors même que Lénine vit en exil à Paris, et le Paris implexe, beaucoup plus secret. Bien malin qui pourrait dire lequel tire les ficelles : où est le vrai pouvoir ? Existe-t'il seulement ?
Ce roman est étourdissant, il monte à la tête comme un breuvage un peu trop riche. Le mot "trop" est une clé. Dans ce roman il y a un peu trop de tout : un peu trop de personnages un peu trop typés (le chasseur de rats, par exemple, mais ce n'est pas le seul), un peu trop de rebondissements, un peu trop d'implexité. Cela dit, c'est là péché véniel pour un premier roman, et qu'il m'est plus facile de pardonner que l'inverse.
Nous avons donc une galaxie de personnages qui ont tous leurs projets, et les intrigues dans lesquelles ils essaient de ligoter les autres personnages pour pouvoir les mener à bien. Joseph est un peu le naïf de service, mais il n'est certes pas exempt de défauts, dont l'orgueil n'est pas le moindre. Toutefois, comme ses camarades, il reste touchant, avec son petit côté culbuto, typique du roman-feuilleton : on a beau le battre, l'enfermer, le menacer, l'abattre, il ressurgit toujours, aussi efflanqué et crampon qu'un chat des rues. Dans cette foule bigarrée, il y a des personnages "normaux" intéressants et complexes (l'évêque Grabeuf, par exemple, mais encore une fois il n'est pas un exemple unique), mais je suis un peu agacée qu'ils soient tous masculins : Lucille se transforme trop facilement en kleenex usagé pour prendre beaucoup d'ampleur. Pour être présente (j'allais écrire "visible"...), une femme a-t'elle besoin de savoir commander aux démons ?
Il y a des idées étonnantes : la prière des démons, et en général la vision de l'après-vie, le personnage superbe de Marie (non, cela ne contredit pas ce que j'ai écrit juste au-dessus !), l'explication de la forme que prend l'implexité de chacun... Et d'une péripétie à l'autre, le lecteur est mené à un train d'enfer, sans avoir une minute pour s'ennuyer, d'autant que l'écriture est très visuelle.
En somme, si j'ai quelques réticences, je n'en pense pas moins que c'est là une réussite étonnante, une oeuvre originale, et qui a du souffle, et je vais attendre avec impatience de pouvoir lire les autres romans de cet auteur prometteur, dont il faut sans conteste retenir le nom.