Les Chroniques de l'Imaginaire

Debats, Jeanne-A

Mureliane : Jeanne Debats, bonjour. Merci d'avoir accepté cette interview pour les Chroniques de l'Imaginaire.

Jeanne-A Debats : Bonjour.

M : Tu viens de publier récemment chez L'Atalante, notamment le roman Plaguers, qui a été chroniqué ici. Peux-tu m'en dire plus sur la genèse de ce roman ?

JAD : Au départ, c'était une nouvelle, qui commençait par l'entrée de Quentin et Ilya dans la Réserve, et je ne savais pas du tout ce qui allait se passer, je ne savais pas pourquoi ce garçon faisait naître de l'eau, et cette fille des fleurs. Tout ce que je savais, c'est qu'ils n'étaient pas à la place où ils croyaient être, où ils savaient être, où ils voulaient être, et que c'est une problématique humaine. Avant même d'être adolescente, c'est une problématique humaine, et je ne savais pas comment j'allais répondre à ça, et si même j'allais y répondre, de facto.

M : Le problème de la place.

JAD : Le problème de qui est-ce que je suis, qu'est-ce que je fais avec ça, avec qui ou quoi vais-je baiser et est-ce que c'est si grave si c'est un guéridon ? Voilà. En gros. J'entends "un guéridon" quelque chose qui n'est pas, à la base, communément, socialement, accepté. Par ailleurs j'avais un monde en moi un monde de catastrophe, pré-post-apocalyptique à gérer... Et donc ça a commencé par une nouvelle, puis une novella, puis le propos... Je pouvais pas tout régler en quelques pages, donc ça s'est épaissi lentement, lentement, lentement, jusqu'au moment où c'est arrivé à L'Atalante, et où ça a pris 150 000 signes. De plus. C'est aussi un roman sur l'amour, la fusion, le lâcher-prise et l'extase. Voilà. C'est tout ce que je peux en dire. Le reste est dedans.

M : Qu'est-ce que tu dirais sur la classification ? Personnellement, je ne l'ai pas du tout lu comme un livre "jeunesse", même si les héros sont jeunes en âge, pour une partie d'entre eux en tout cas. Est-ce que pour toi c'est un roman jeunesse, un roman adulte ? Est-ce que tu as envie de le classifier ? Est-ce que l'idée même de classification te hérisse ? Qu'est-ce que tu en dirais, toi ?

JAD : Pour moi, c'est un roman, point. Et j'espère qu'il est lisible de l'âge où j'ai commencé à lire des romans, à l'âge où je finirai de lire des romans, ce qui est la base d'un roman. Ca me hérisse qu'on me le classe en adulte, ça me hérisse qu'on me le classe en jeunesse. Parce que, de toute façon, déjà, ça n'est PAS le héros qui parle, ce n'est PAS un jeune homme : le héros qui raconte l'histoire, c'est Quentin et il a quarante ou cinquante ans au moment où il la raconte, il a une analyse sur ce qui se passe, même s'il décrit des situations et des ressentis qui sont ceux d'un adolescent, les siens, à l'époque, mais qu'il aurait été bien incapable de décrire et de ressentir et de... enfin, de les ressentir, bien sûr ! mais de les analyser comme il le fait, certainement pas ! Donc le héros, il a quarante ans, en fait. Il a mon âge, ça pourrait être moi qui parle. Mais ce qu'il décrit, c'est une situation adolescente.
Cela dit, je reste persuadée que même à quarante et cinquante ans, on est des ados qui se maîtrisent assez mal. On peut jouer toute une panoplie de rôles sociaux, mais personnellement dans ma tête j'ai encore treize ans ! Y'a qu'à voir comment il m'arrive de me planter gravement, douloureusement, nocivement, puérilement et de planter les autres avec moi ! ça, c'est terriblement adolescent.
Je parle de l'humain, de l'humain qui grandit et qui se regarde grandir et changer. Et parfois changer, c'est accepter une certaine forme de mort nécessaire avant de l'infliger aux autres, si par miracle, on parvient à les épargner. Sinon, la catastrophe devient intégrale, tout comme notre responsabilité dans cette catastrophe. Devenir "un peu" adulte, c'est sûrement ça, accepter la responsabilité de ce qu'on fait.

M : Presque concomitamment est sorti Les stratégies du réenchantement, qui est donc un recueil de nouvelles. Quel a été le temps de rédaction de ces nouvelles ? Est-ce que c'était quelque chose qui pré-existait et que tu as repris ? Comment il est né, ce recueil ?

JAD : Alors, ce recueil, en fait... A l'intérieur, il y a certaines de mes toutes premières nouvelles. Aria furiosa, qui ouvre le recueil, doit être ma deuxième ou troisième. La rédaction des nouvelles à l'intérieur s'est étalée sur cinq ou six ans, je pense. En gros. Peut-être un peu plus. On a regardé avec Karim Berrouka, parce qu'on voulait faire un recueil ensemble, ce qui dans mon travail paraissait significatif par rapport à un certain point de vue, qui était une façon d'envisager le monde et la façon d'y répondre, et ces huit nouvelles-là se parlaient, se répondaient, d'une façon qui nous a semblé évidente. Au point que l'une d'entre elles, qui avait déjà été éditée, on a demandé à Magali de bien vouloir nous la rendre pour le recueil parce qu'elle était tellement dedans... Cette nouvelle, c'était celle de l'Air, qui s'appelle Privilège insupportable. Voilà.
Il est né comme ça. Qu'est-ce qu'il y avait, dans mes préoccupations, dans la façon que j'avais de résoudre certaines situations, dans des situations extrêmes, qu'est-ce qu'il y avait qui n'était qu'à moi et dans lequel je me reconnaissais, voilà. Et c'est effectivement tout-à-fait moi, ce recueil. Hélas !

M : Encore la problématique de l'identité, donc.

JAD : Alors, justement, là, y'a pas de problématique d'identité, parce que la personne qui parle, à chaque fois, sait très exactement ce qu'elle est, et sait très exactement ce qu'elle veut, et surtout ce qu'elle ne veut pas. Quitte à en crever ; quitte, et merde, à faire crever du monde autour, il y a des dégâts collatéraux, très souvent, dans Stratégies, même si le narrateur en général tente de s'arranger pour les limiter, on va dire, c'est vraiment : il y a un point de non-retour au-delà duquel je ne suis pas moi si j'accepte d'y aller et par conséquent je ne peux pas y aller. Ca, c'est moi. Donc, non, il n'y a pas de problématique d'identité : elle est... Elle EST. C'est la réaction de cette identité-là.

M : Qu'est-ce que tu es en train d'écrire ?

JAD : En ce moment ? Je suis en train d'écrire un roman dont... un roman de Science-Fiction... dont il m'est très difficile de parler parce que je ne suis pas au stade du basculement c'est-à-dire que quand je commence à écrire je ne sais pas toujours où je vais. Voire, j'espère... Je n'aime pas savoir où je vais, parce que c'est une histoire que je me raconte à moi, d'abord, une histoire avant de m'endormir, tout ça, et c'est embêtant de... Si on sait, on se dicte. Et j'ai horreur d'écrire sous la dictée, même la mienne ! Je n'en suis pas au stade où j'ai posé le monde entier et où l'histoire va basculer vers sa résolution. Donc je sais où je vais quelque part, mais je ne peux pas m'éclairer le propos, là pour l'instant. Je le saurai a posteriori, en fait. Comme très souvent.
Je me souviens d'une nouvelle qui était parue dans Aube et crépuscule, une anthologie, de Magali Duez, chez Griffe d'Encre, où je parlais d'une mère et de son enfant, et avant que Magali me dise "C'est une super-nouvelle sur Kayan", mon fils, j'en savais rien. D'abord, parce qu'elle se trompait un peu, Magali, ce n'est pas une super-nouvelle sur Kayan, c'est une horrible nouvelle sur MOI ! Mais du coup comme elle m'avait... aiguillée, du coup j'ai VU. Effectivement... on ne se décode pas, en fait. Et j'aime autant, finalement. Le découvrir après "Ah tiens, c'est ça que j'ai voulu dire ?! Oups !! I did it again"

M : Est-ce que tu as voulu le dire, ou est-ce que tu l'as dit ? C'est pas tout à fait la même chose !

JAD : C'est pas tout à fait la même chose, je suis d'accord avec toi, et c'est bien souvent ça. Je dis les choses, et je ferais mieux de la fermer, aussi, de temps en temps ! Voire encore plus souvent.

M : Oui, c'est intéressant, d'ailleurs, comment tu écris... Quelque part, j'entendrais que tu écris pour te surprendre, d'une certaine façon. Pour te raconter des histoires...

JAD : Oui, oui, tout à fait. J'écris parce que le monde que je crée m'intéresse. Et qu'il m'ouvre des ouvertures sur celui-là, là, dans lequel nous sommes.

M : Ta carrière... je sais pas si je peux employer ce terme-là, ça me paraît toujours un peu bizarre... est assez récente. Je me souviens de la parution de La vieille Anglaise et le continent...

JAD : C'est 2008, oui.

M : Il y les romans jeunesse, il y a beaucoup de choses qui paraissent, qui sont signées Jeanne-A. Debats, qui sont de qualité, en plus. Est-ce que, tout ça, tu l'as écrit entre 2008 et 2011 ? Est-ce que c'était des textes qui étaient pré-existants mais que tu as re-travaillés ? Quel temps est-ce que tu as pour écrire ? Ce sont pour moi toutes ces questions qui se posent autour de cette carrière qui est brêve en durée, et importante en quantité, et en intensité aussi.

JAD : Stratégies du réenchantement est antérieur. Toutes les nouvelles de Stratégies.. sauf Fugues & fragrances aux temps du dépotoir qui est la nouvelle clé qui structure le recueil, est antérieur à la sortie de la Vieille Anglaise tandis que Fugues & fragrances au temps du dépotoir, c'est la nouvelle post-Vieille Anglaise, je l'ai écrite directement après. Après la parution. C'est pas tout à fait la même chose mais... Et donc, Fugues et fragrances c'était après la vieille Anglaise. Je l'avais écrite pour l'anthologie de Serge Lehman et elle n'avait pas été retenue - ce qui m'avait bien attristée sur le moment - mais je craignais à ce moment-là de pas pouvoir faire mieux que la vieille Anglaise, et je m'étais répondu que si. Enfin, de mon point de vue ! Là, c'est juste une question de préférence d'auteur, et je préfère Fugues et fragrances à la vieille Anglaise. Ca c'est le plus vieux texte, mais tout le reste, y compris Plaguers... - non, Plaguers c'est concomitant à la Vieille Anglaise, j'ai commencé la rédaction de façon concomitante, mais je l'ai terminé y'a... l'année dernière. Tout le reste, depuis 2008. J'ai écrit Eden en sursis en 2008/2009, Trash en 2009/2010, et fini Plaguers en même temps.

M : Donc tu peux écrire plusieurs choses différentes en même temps ?

JAD : Je peux faire plusieurs choses différentes en même temps. Je ne peux pas ECRIRE plusieurs choses différentes en même temps. Je veux dire par là que je peux être anthologiste, je peux corriger un texte, en écrire un autre, mais je ne peux pas écrire deux récits en même temps, ça ce n'est pas possible. Je ne peux pas me raconter deux histoires en même temps, sinon je vais devenir folle (Euh, c'est pas déjà fait ?). En revanche, quand j'écris un truc, j'écris vite. Parce que je l'ai porté avant, en fait. Parce que le thème a mouliné dans ma tête extrêmement longtemps. Là, les deux romans que j'envisage d'écrire, celui dont je t'ai parlé, et celui d'après, moulinent depuis un an ou deux... en application de fond, pendant que je fais autre chose... Je sais maintenant que je peux écrire un roman en deux mois. Physiquement. Mais c'est qu'avant...

M : Oui, tout est prêt, en fait, quand tu l'écris, c'est ça ?

JAD : Oui, c'est ça, mais je ne connais pas quand même l'histoire ! Ce qui est prêt, c'est le monde. Ce qui est prêt, c'est les interactions entre les personnages. Ce qui est prêt, c'est le personnage. Parce que pour moi, c'est le personnage, qui est le roman... Enfin, c'est ça qui m'intéresse. Même si je le place dans des situations ultimes ou science-fictives qui sont pour moi la base d'un monde vraiment intéressant, vraiment cool. Mais oui, c'est l'espace intérieur qui m'intéresse : comment quelqu'un va évoluer au centre de l'univers que je lui ai donné.

Merci, Jeanne Debats.