Les Chroniques de l'Imaginaire

Depotte, Jean-Philippe

Mureliane : Jean-Philippe Depotte, bonjour, merci de consentir à cette interview pour les Chroniques de l'Imaginaire. On va commencer par parler des Démons de Paris. Je crois que ça a été ton premier roman ? Tu peux m'en raconter la genèse ?

Jean-Philippe Depotte : Bonjour. Oui, à la fois premier roman publié et premier roman écrit. Je n'avais jamais rien écrit auparavant.

M : Pas de nouvelle ?

JPD : Rien du tout, à part des dissertations au lycée (rire). En fait, la genèse de ce roman est à la fois simple et inhabituelle : il se trouve que j'étais directeur de production dans un studio de jeux vidéo, l'idée de raconter des histoires me hantait depuis longtemps et il s'est trouvé qu'un jour, pour des raisons professionnelles, ma femme a posé sur la table familiale le projet d’une expatriation au Japon. Quelque chose qui ne se refuse pas ! J’ai donc tout plaqué pour la suivre là-bas avec mes enfants, et nous avons vécu quatre ans à Tokyo.
Là-bas, je pouvais tout tenter, tout expérimenter, et j’ai senti que c’était le moment, enfin, d’écrire. J'ai donc réfléchi longtemps, et je me suis sans doute laissé imprégner par une vision japonaise de la France et de Paris. D’où l’idée d’un récit plongé dans un Paris fantasmé, le Paris de la Belle Epoque, qui est en fait le Paris qui fascine les Japonais et qui leur fait régulièrement franchir tous ces kilomètres pour venir nous rendre visite (!) Et voilà !
Ce roman était mon va-tout. D'abord j'avais conscience que mon temps au Japon était limité, que j'allais rentrer en France, et que je n’aurais pas de seconde chance d’écrire un roman. C’est pour cela que j’y ai mis beaucoup. Beaucoup d’idées, beaucoup de personnages. Et c'est ce qui donne aux Démons de Paris ce côté foisonnant... C'est aussi ce qui fait son charme (!) J'ai confié ma ramette (500 pages de manuscrit) à la poste japonaise, jusque sur le bureau de Gilles Dumay, chez Denoël. Et quelques mois plus tard, me voilà édité.

M : Tu as essayé d'autres éditeurs ? Ou ç'a été tout de suite Denoël ?

JPD : Denoël, c'est Lunes d'Encre, mais pour moi c'était la collection Présence du Futur dans la bibliothèque familiale quand j’étais adolescent. Il y avait donc au départ une véritable envie de rejoindre Denoël. J’ai donc parcouru le site Lunes d'Encre, de Gilles Dumay, sur internet. Gilles avait écrit un petit texte pour présenter sa collection, il y parlait d'une Science-Fiction, d'une fantasy, ou fantastique davantage tournés vers l'humain, vers les gens, les personnages. Quelque chose qui va plus loin que le simple grand spectacle. Ça correspondait assez bien à ce que j'avais essayé de faire.
Par exemple, on trouve dans Les Démons de Paris une galerie de personnage dotés de pouvoirs extraordinaires, les fameux "implexes". Or, actuellement, on voit des super-héros partout : au cinéma, dans les séries télévisées, dans les romans. Je voulais me démarquer de ce courant en décrivant des personnages obligés de vivre au jour le jour avec de tels pouvoirs, naturellement, sans forcément qu’ils les trouvent eux-mêmes très spectaculaires.
Joseph, le personnage principal des Démons de Paris, est un prêtre doué du pouvoir de parler avec les morts. Pouvoir qu’il ne cherche pas à exploiter, il n’est pas un héros, mais qu’il utilise naturellement pour satisfaire sa curiosité. Parce que Joseph a l’âme d’un scientifique et qu’il cherche à bâtir une cosmologie des enfers. Il dresse des abaques, élabore une théorie de l’au-delà sans vraiment se rendre compte que ce qui est vraiment extraordinaire c’est son don de parler avec les morts… L’inverse, en quelque sorte, du lecteur qui s’intéressera davantage à cet étrange pouvoir.

M : Oui, le lecteur, et aussi, me semble-t'il, les autres personnages

JPD : Oui, c'est ce pouvoir qui fait sa célébrité, ce qui embarrasse beaucoup l'évêque Grabeuf qui ne sait pas quoi faire de ce séminariste un peu...

M : Vaguement hérétique... Hérétique ou mythomane...

JPD : Oui, mais on sent aussi que cet évêque a envie de profiter de la notoriété du jeune Saint Joseph, le « Saint-Joseph-des-morts » des premières pages des journaux. C’est toute l’ambigüité de monseigneur Grabeuf. Ma culture vient autant de la littérature que du cinéma, du jeu vidéo ou de la bande dessinée. J'avais en tête la série des Adèle Blanc-sec quand j'ai commencé à écrire ce livre. Ce personnage de l’évêque Grabeuf pourrait typiquement se retrouver chez Tardi. Il est caractéristique du second degré, un peu décalé, proche de celui de Tardi, que j'ai cherché à instiller dans mon roman.

M : Oui, voilà, c'était une question que je voulais poser ici, celle des influences. BD, cinéma... Plutôt l'image finalement ?

JPD : Exactement ! Je suis plutôt visuel. Le cinéma, la bande dessinée, le jeu vidéo. En terme de littérature, je lis des classiques, et assez peu de Science-Fiction...

M : Ah oui, tu n'es pas un lecteur du genre ?

JPD : Si, un peu, malgré tout. J’apprécie quelques auteurs tout particulièrement : Christopher Priest, Philip Dick, Jean Ray quand j’étais plus jeune. Et… et Léo Perutz, évidemment ! Je n’en avais pas conscience au début et puis c’est Gilles (Dumay) qui l’a cité dans la description qu’il faisait des Démons de Paris. Cette comparaison m’a énormément flatté. Effectivement, j’ai lu tout Léo Perutz, c’est un auteur que j’adore et ses romans ressemblent à ce que j’aimerais écrire. C’est-à-dire des récits fantastiques mais plongés dans l’Histoire. Sans que ce soit un véritable roman historique. Un récit moderne enraciné dans une époque fouillée et documentée. C’est cet amalgame qui me vient sans doute du cinéma ou des récits d’aujourd’hui.
Les démons de Paris, c’est un peu un récit de super-héros dans la France de 1910, une Histoire dépoussiérée. Récemment, un ami a appelé cela de la Réalité Augmentée ; j’aime bien cette expression. Mêler le vrai et le faux jusqu’à ce que le lecteur ne sache plus où se trouve la réalité historique. J’ai été ravi, il y a quelques jours, quand une lectrice m’a avoué être allé chercher la présidente Desnoyelles sur Wikipedia !

M : Et ça t'a demandé beaucoup de documentation, pour l'écrire ?

JPD : Oui, oui ! En fait, je lis énormément de livres d'Histoire, des essais, des biographies. J'adore l'histoire, et d'ailleurs, mon envie d’écrire est venue de là…
On était au Japon et, un week-end, on rentrait du mont Fuji. Coincés dans un bouchon interminable comme on n’en trouve qu’au Japon, ma femme était au volant, et moi, je piochais dans ma pile de livres d’Histoire que j’avais emmenée avec moi. "A force de lire tous ces livres, me dit ma femme, pourquoi tu n’écrirais pas quelque chose ?" J’ai commencé à écrire Les démons de Paris le lendemain. Elle avait senti que l’idée me titillait depuis longtemps. Et, en parallèle, je m’interrogeais sur la nécessité de lire tous ces livres d’Histoire que (l’âge aidant) je commençais à oublier. J’oubliais les noms, les dates. Alors à quoi bon ? Et toutes ces idées se sont collisionnées dans cette voiture au retour du mont Fuji.
Et si je racontais des aventures plus ou moins rocambolesques, plus ou moins imaginaires, mais de personnages historiques réels ? Une réalité augmentée. Et voilà : cette idée donnait enfin une motivation réelle à mon intérêt pour l’Histoire. C’est ce que j’ai donc fait avec la Belle Epoque pour Les démons de Paris. Avec Lénine, par exemple, qui était alors en exil à Paris et qui me permettait d’adresser un petit clin d’œil à ce thème de la Révolution Russe qui m’a toujours passionné. Et c’est aussi ce que j’ai recherché pour mes Jours étranges de Nostradamus, mon deuxième roman (Denoël). Pour Nostradamus, bien sûr, le personnage central du livre. Mais aussi, simplement, pour le plaisir de m’acheter une pile de livres sur le XVIème siècle et de me plonger dans les mondes de Catherine de Médicis ou d’Ambroise Paré.

M : C'est marrant, parce que pour les auteurs, la période de documentation, c'est pas forcément celle qu'ils préfèrent : ils ont une idée et après ils se renseignent, mais là, c'est pratiquement le contraire, c'est amusant !

JPD : Oui. Et en plus je suis persuadé que la documentation est un moteur pour l’imaginaire.

M : Oui, ça te permet d'imaginer, c'est ça ?

JPD : Oui. Pour la Belle Epoque, par exemple, je me suis laissé absorber par les archives photographiques. 1910, c'est suffisamment éloigné pour être déjà de l'Histoire avec un grand H, mais suffisamment proche pour qu’il en existe des photographies. Il est donc très facile de s'imaginer soi-même dans les rues du Paris de 1910, à côté de ces gens, avec leurs moustaches en guidon de vélo et leurs canotiers sur la tête !
J’adopte souvent en écrivant une démarche proche de jeu de rôle. Je m’explique : au départ, je me constitue une "Bible". C’est un terme qui vient du jeu vidéo. C’est un document épais qui regroupe toutes les informations sur l’époque, sur les décors, toutes les images, toutes mes "visions", des fragments de scènes dont je ne sais pas encore quoi faire mais qui caractérisent l’époque. Puis, quand j’en viens à l’écriture, je relis bien les éléments techniques de la scène et hop ! je passe en mode "jeu de rôle". Je deviens un acteur, je ferme les yeux, je me lève de mon bureau et je me joue la scène.
C’est pour cette raison que les archives photographiques de la Belle Epoque ont énormément renforcé mon imaginaire.

M : Et justement, comment tu as fait pour l'autre roman, Les jours étranges de Nostradamus, puisque là, évidemment, là il n'y a pas de photos !

JPD : Si si, il y a les gravures d'époque. Il faut chercher davantage mais les images sont tout aussi importantes. Lire cent détails sur les tenues vestimentaires, ça ne vaut rien tant que je ne les ai pas vraiment vues. J’ai besoin de quelque chose de vivant.
D'ailleurs le roman lui-même fait beaucoup référence à l'image et aux gravures, aux livres d'explorateurs en particulier. L'un des personnages principaux (la femme de Philibert Sarrazin) est passionné par les récits d'explorateurs, les monstres marins, les sauvages mangeurs d’hommes ou les hommes sans têtes comme on les imaginait en ces temps-là.
Et j'ai donc contemplé moi-même ces images exotiques avant d'entamer l'écriture du roman. J'ai aussi en mémoire une gravure qui m’a beaucoup marqué et qui représente le faste incroyable du train royal de Catherine de Médicis. Parce que Catherine de Médicis, au couronnement de Charles IX, a réalisé un tour de France afin de présenter aux français leur nouveau roi, mais aussi pour débrouiller les problèmes de religion qui commençaient à pointer leur nez…

M : Charles IX... C'est bien le roi qui régnait au moment de la St Barthélémy ?

JPD : Oui, c'est ça. L’histoire a mal fini. Mais pour mes Jours étranges de Nostradamus, je me situe bien avant la St Barthélémy. En fait le livre finit au moment où Charles IX arrive sur le trône. La période que je traite couvre les règnes de Henri II et François II (deux rois en deux ans seulement !).
Mais revenons à la fameuse gravure du train royal de Catherine de Médicis. Il faut imaginer ça : des ours, un équipage de nains,… Catherine s'entourait d'une cour miniature qui singeait la véritable Cour de France. Des nains, des perroquets, des musiciens partout, des chiens grands comme des veaux, des ambassadrices qu’elle utilisait pour charmer les hommes importants à convaincre.
Et pour Les jours étranges de Nostradamus aussi, je m’étais confectionné la galerie d’images qui alimenterait mon imagination.

M : Et pourquoi cette époque-là ? Et pourquoi Nostradamus ?

JPD : Il y a deux choses qui m'ont intéressé dans le personnage de Nostradamus. D’abord, comme pour Les démons de Paris, j'avais envie de raconter une histoire fantastique, et je cherchais un personnage intrinsèquement fantastique. Nostradamus s’est imposé, évidemment…
Ensuite - et c'est ce que je continue à faire dans le livre que je suis en train d'écrire, mon troisième roman - j'ai cherché, peut-être par esprit de provocation, j'ai cherché un sujet pour lequel toute la littérature n’avait fait qu’écrire un seul et même livre. C’est le sentiment que j’ai pour Nostradamus. Le personnage de Nostradamus est en permanence occulté par ses prophéties. Chaque fois qu'on évoque le personnage, on se positionne pour ou contre son astrologie et ses prophéties, on le voit noir ou on le voit blanc. Alors on se met à parler de l’avenir de la planète plutôt que de Nostradamus lui-même. Ce qu’il dit du monde, ce qu’il annonce et non ce qu’il est. Mon ambition était donc d’écrire une histoire à 90°, ni pour ni contre. En essayant de me rapprocher de l’homme et de proposer une vision nouvelle, originale.
Je me suis plongé dans la biographie de Nostradamus et j’y ai découvert des mystères passionnants. En particulier, le mystère de la mort de sa première femme. Au début de sa carrière, Nostradamus était médecin, diplômé de l'université de Montpellier. C’était un homme installé, il avait une femme et des enfants. Et puis un jour, sa femme est morte. Et personne n’a jamais su de quoi elle était morte. Et au lendemain de ce drame, Nostradamus a disparu. On raconte qu’il a voyagé jusqu’en Perse, jusqu’en Inde. Personne ne sait vraiment ce qu’il a fait. Cinq, six ans plus tard, Nostradamus revient, il s'installe à Salon-de-Provence, et il écrit sa première prophétie. Quelle merveilleuse histoire !
Alors m’est venue l’idée d'essayer de relier les pouvoirs de Nostradamus, ses fameuses prophéties, à ce drame personnel : la mort de sa femme. J’ai vu Nostradamus dans un rôle de Cassandre, c'est-à-dire cette malédiction de devoir prendre sur ses épaules toutes les catastrophes du monde. Comment un homme peut vivre avec la charge de devoir annoncer aux autres les malheurs qui les attendent ? Les puissants se déplaçaient de toute l’Europe pour, en quelque sorte, se délester sur lui du fardeau de leurs malheurs. Alors que, lui, Nostradamus, accablé par ses malheurs personnels, personne ne l’a jamais écouté…

M : Et donc tu faisais allusion au roman que tu es en train d'écrire. Nous en dirais-tu quelque chose ?

JPD : Ah oui. Je ne sais pas si je peux en dire grand-chose, parce qu'il est en cours, donc tout est encore possible. Son sujet est la Commune de Paris. Je reste fidèle à cette idée de m’attaquer à une époque à chaque fois différente, pour le plaisir de me plonger à nouveau dans une pile de livres d’Histoire… Et pour la Commune de Paris comme pour Nostradamus, j’ai eu cette impression que tout le monde avait écrit le même livre et qu’il y avait forcément une autre histoire à inventer, une histoire à 90°.

M : Ca rend très très curieux, en tout cas ! En effet, comment raconter une histoire différente de la Commune de Paris sans changer l'histoire de la Commune de Paris ?

JPD : Je ne suis pas un grand lecteur de romans historiques parce que trop souvent j’ai rencontré des romans qui utilisent un récit comme prétexte pour nous mener, à la manière d’une visite guidée, d'un lieu à l'autre, d’un événement à l’autre. Et comme par hasard, le héros du roman se retrouve toujours au bon endroit au bon moment, il croise toujours les grandes figures historiques et c'est vraiment ça que j'ai essayé d'éviter. Eviter l’effet "visite guidée".
Je cherche à raconter avant tout une histoire intéressante qui met le lecteur au niveau d’un personnage qui habitait Paris en mars 1871… La vie de ces gens ne s’est pas arrêtée pendant les deux mois et demi de la Commune. Et ils ont vécu des histoires même si le contexte dans lequel ils baignaient était extrêmement lourd et grave.

M : Et une question plus personnelle, à laquelle tu réponds ou pas : qu'est-ce que tu es devenu après le Japon ? Qu'est-ce que ça a changé pour toi, le fait d'être publié ? Est-ce que ça a changé quelque chose ?

JPD : Mon expérience japonaise a tout changé ! En fait, cette parenthèse merveilleuse dans ma vie et dans ma carrière ne s’est pas refermée. De retour en France, j’ai continué à écrire mes romans. Je suis donc devenu romancier et le plaisir que j’en retire est permanent.
Ce dont je me rends compte en écrivant mes romans, et dont je n'avais pas conscience auparavant, c'est le plaisir que je retire de l’écriture. Certes, je suis heureux de savoir que je suis lu et de discuter de mes romans avec des lecteurs. Mais le véritable plaisir, je le trouve au moment d’écrire. Et c’est simplement le fait de vivre avec une histoire dans la tête 24h sur 24. Quand on lit un bon livre, on partage son univers pendant une dizaine de jours. Quand on l’écrit, ça dure un an et demi ! Sans parler de la joie que l’on éprouve quand on découvre une nouvelle idée qui donne un nouveau tour à un récit, un nouveau décor, le nouveau trait d’un personnage. Ce type de bonheur est extrême.
De plus, grâce à ma situation familiale, je bénéficie d’une chance que peu d’auteurs ont rencontrée : je peux écrire huit heures par jour et rester disponible pour ma femme et mes enfants. Il n’existe aucune opposition entre mon travail d’écrivain et ma vie de famille. Je crois que peu de "jeunes" écrivains ont cette chance.
J’en remercie au passage Gilles Dumay qui a vu passer, un jour, mon premier manuscrit sur son bureau, qui l’a lu et qui l’a apprécié. C’est là l’événement qui, pour moi, a tout changé.

Jean-Philippe Depotte, merci !

Merci.