Phénomène littéraire incontournable de la rentrée 2011, la trilogie 1Q84 de Haruki Murakami dépasse de loin les espoirs suscités par son succès fulgurant au Japon. En suivant ses deux personnages principaux, l'auteur nous emporte dans une histoire tangible aux accents fantastiques prononcés. Une histoire oscillant entre notre monde, en 1984, et un monde parallèle, en 1Q84.
C'est Aomamé qui a l'idée d'appeler cette année 1Q84. Aomamé est une jeune femme de vingt neuf ans, enseignante en arts martiaux à l'université. En donnant des cours d'autodéfense, elle a fait la connaissance d'une femme âgée, avec qui elle va créer un lien profond, presque filial. Mais cette femme lui donne des instructions atypiques. Aomamé doit tuer les hommes désignés par ses soins pour venger les femmes qu'ils maltraitent. Le roman commence alors qu'elle doit partir en mission, et déjà apparaissent des phénomènes étranges : une musique qu'elle ne connaissait pas mais lui semble pourtant familière ; des évènements politiques d'une importance capitale dont elle n'avait jamais entendu parler. Et ce qui achève de la convaincre qu'elle n'est pas dans son monde : il y a maintenant deux lunes dans le ciel.
En parallèle nous suivons Tengo, à la fois professeur de mathématiques et écrivain non publié. Membre du jury pour décerner le prix des nouveaux auteurs, Tengo a un coup de foudre pour un récit, La chrysalide de l'air. L'éditeur proche de Tengo également impliqué dans la sélection des auteurs a l'idée de faire de ce texte
Il s'agit du premier tome de la trilogie, et son rôle est donc de poser l'histoire tout en soulevant des questions pour nous donner envie d'attaquer la suite. En cela c'est une première partie totalement réussie. Le récit est construit sur l'alternance de chapitres consacrés à Aomamé puis Tengo, ainsi de suite. Etonnamment, pas un ne prend le pas sur l'autre. C'est avec autant de plaisir qu'on retrouve chacun des personnages, et leurs histoires sont si différentes et intéressantes qu'on suit assidûment leurs aventures. Pourtant, la magie de l'écriture de Murakami opère précisément dans ce paradoxe : leurs destins semblent liés. Les personnages évoluent chacun de leur côté, dans un monde vraisemblablement parallèle (aucune certitude pour l'instant), mais d'étranges coïncidences apparaissent. Leur enfance s'est passée de la même façon, avec des parents coupés du monde qui leur imposaient une discipline de fer. Ils ont la même musique fétiche. Malgré des vies totalement différentes, il existe une symétrie évidente entre ces deux personnages, dont le point de départ semble remonter à leurs dix ans. Etrangement aussi, le récit de La chrysalide de l'air prend place dans un monde à deux lunes. Le parallèle prend toute son ampleur à la fin de ce premier tome, lorsque la secte rentre dans leur vie par le biais de deux jeunes filles. L'auteur dispose donc des petits cailloux blancs sur notre chemin, qu'il appartient au lecteur de remarquer pour prendre une part active dans le récit, et essayer de démêler l'écheveau rigoureusement tissé par l'auteur.
A l'intérieur du récit Haruki Murakami en profite pour glisser quelques réflexions personnelles. Ses observations sur le travail d'écrivain et le monde de l'édition sont particulièrement intéressantes et pertinentes, notamment à travers l'éditeur Komatsu, prêt à falsifier la paternité du roman pour s'assurer des ventes prodigieuses. L'aversion pour tout fanatisme religieux se fait également ressentir, à plus forte raison qu'ici il s'agit d'une secte. Mais Murakami ne s'en tient pas là, puisque malgré la dimension fantastique de l'histoire ses personnages sont bien réels, ou du moins sont présentés comme tels jusqu'à présent. Sont donc évoqués l'amour, le sexe, la violence, la politique, par petites touches souvent, parfois au cours de plus longs passages. Mais sans jamais alourdir le récit, au contraire, tous les éléments narratifs s'imbriquent de façon magistrale, et ce premier tome se lit avec une facilité surprenante. Avec d'autant plus de facilité que si le récit garde une fluidité et une poésie toute japonaise, l'univers est facilement transposable dans notre monde occidental. Les noms des villes, des personnages, les soupes miso et les marques japonaises sont là pour nous rappeler que nous sommes bien au Japon, mais cela ne va pas plus loin, cette trilogie est véritablement à la portée de tout le monde.
1Q84 est un roman extraordinaire qui mérite amplement le succès qu'il a connu depuis sa parution. C'est le résultat d'un travail d'écriture incroyablement minutieux, dans lequel il appartient au lecteur de faire les recoupements qui apparaissent au fur et à mesure. Les éléments convergent vers une histoire, ou vers une autre, qui sait ? Pour l'instant le champ des possibles reste ouvert avec les indices dont nous disposons. Il me tarde de plonger dans le deuxième tome !