Comment parler d'un père traumatisant, effrayant, maltraitrant, le plus souvent sans le savoir ? Comment dire la douleur de son absence et la souffrance de la vie avec lui quand il était encore là ? Comment exprimer les traumatismes, le manque d'affection, la violence verbale, la peur, ou les - rares - bons souvenirs ? Comment parler en son nom propre, mais aussi au nom de ses frères et surs, de sa mère, sans les trahir ?
"Tu es mort. Enfin." La mort est un soulagement. Survenant après une longue maladie, la mort du père libère la mère de l'attention de tous les instants qu'elle devait lui porter. La mort la délivre de la culpabilité de devoir parfois faire violence à son mari pour l'empêcher de se mettre en danger. Elle lui ôte les chaînes du regard des autres, souvent désapprobateurs. La mort lui rend une liberté pleine et entière qu'elle n'a quasiment jamais connue. Mais elle affranchit aussi ses enfants de la terreur et des rancurs. Ils peuvent être ensemble et parler du mort. Ils peuvent être ensemble sans craindre que leur père n'y trouve quelque chose à redire. Ils peuvent être eux-mêmes sans se demander à quel moment il piquera la mouche et s'en prendra à eux, juste parce qu'il se sent mal ou délaissé.
"Tu es mort", des mots définitifs et crus qui donnent l'exacte mesure de Le Crieur de Nuit. Ce roman est le cri lancé vers le ciel par Sophie, la narratrice, qui arrive enfin à mettre des mots sur son enfance, sa vie, son désespoir. Mais c'est aussi un chant rédempteur. En écrivant ces reproches à un "tu" qui n'est plus là, Sophie peut enfin dire son amour frustré. Plongeant le lecteur dans un texte mêlant références sur la mythologie bretonne liée aux morts et biographie fictive aux accents de réalité, Nelly Alard emmène le lecteur dans un quotidien familial parfois monstrueux de brutalité contenue. Ce roman parle à l'âme, littéralement. Il est donc difficile de lui rendre pleinement justice. Mais je crois que le meilleur moyen de lui rendre hommage serait de dire que cet ouvrage est à l'image de la relation de la narratrice avec son père : perturbant, envoûtant, destructeur, magnifique.