Avez-vous déjà entendu parler du général Kurt von Hammerstein ? J'imagine que si c'est le cas, vous êtes peu nombreux. Car malgré des programmes scolaires très chargés sur les questions des guerres mondiales et de la montée de Adolf Hitler au pouvoir, c'est un nom que je n'ai jamais croisé. Et pourtant.
Cet homme n'était rien d'autre que le chef d'état major général de la Reichswehr, autrement dit, le chef de l'armée de la République de Weimar. De son point d'observation, son regard surplombait tout ce qui se passait autour de lui, jusqu'à ce qu'un tout petit point à l'horizon prenne de plus en plus d'ampleur et vienne lui gâcher davantage le paysage d'une Allemagne ravagée par les difficiles années d'après-guerre. Ce point, c'était Hitler.
Enzensberger n'est pas le premier à avoir écrit sur Hammerstein, mais ce que l'écrivain a pu trouver lui paraissait biaisé, voire fictif. Il a eu à coeur d'aller au plus près de la réalité de la famille Hammerstein père et fils/filles, qui ont aussi joué un rôle de première ligne. Et lors d'une conversation posthume avec Helga von Hammerstein, il lui explique tout simplement ses raisons : "L'histoire de votre famille m'occupe parce qu'elle en dit long sur la façon dont on pouvait survivre sous le régime hitlérien sans capituler devant lui".
Effectivement, les Hammerstein n'ont jamais fricoté avec l'idéologie nazi et tout ce qui allait avec. Dès ses premières rencontres avec Hitler à la fin des années 20-début années 30, Hammerstein flairait le danger. Non seulement cet homme était un psychopathe, mais en plus le peuple le soutenait. L'Allemagne allait mal : le traité de Versailles avait attisé les rancoeurs, la guerre avait affaibli l'économie allemande, le taux de chômage était très élevé... Finalement, en 1933, le Président du Reich Paul von Hindenburg cède et remplace le chef du gouvernement, un ami proche de Hammerstein, par Hitler. Dès lors, le général sera écarté des postes décisifs de l'armée. Dans le même temps, ses trois filles ainées s'engagent politiquement au sein du KPD, le parti communiste allemand. Deux d'entre elles iront loin, collaborant avec les russes de l'Armée Rouge. Réseaux clandestins, faux-papiers, cela ne leur est pas étranger, et elles iront jusqu'à transmettre des documents secrets de leur père. Instinctivement elles seront toujours attirées par les juifs, en amitié comme en amour. Tout cela, Hammerstein le savait, vraisemblablement. Paresseux au bureau mais visionnaire dans ses idées, il savait dans quoi l'Allemagne s'était fourvoyée et si son action était limitée, il ne comptait pas s'opposer à l'engagement de ses filles.
A côté de l'histoire particulière de la famille Hammerstein, c'est tout une analyse de la situation sociale, politique et idéologique que nous propose Enzensberger. Une analyse qui permet de comprendre comment le gouvernement Hitler s'est mis en place. Et ce qui m'a particulièrement intéressée, c'est de constater la relation paradoxale avec l'URSS. D'un côté une coopération militaire : l'armée de l'Allemagne est asphyxiée par les dispositions du traité de Versailles, et se fournit secrètement chez les Russes. D'un autre côté une chasse aux communistes et la volonté d'expansion de l'espace vital, sur les territoires de l'URSS.
Si Enzensberger tient à préciser que cet ouvrage n'est pas un roman, la patte du romancier rend tout de même la lecture plus digeste que bien des essais historiques. Il s'agit d'une succession de courts chapitres, largement agrémentés de témoignages, et de conversations posthumes avec des personnages clés, conversations au cours desquelles l'auteur prend un malin plaisir à les pousser dans leurs retranchements. De nombreuses photographies permettent de plus de mettre un visage sur la famille Hammerstein, et de rendre le récit des évènements plus palpable.
Un document audacieux, instructif et passionnant !