Les Chroniques de l'Imaginaire

The City & the City - Miéville, China

Imaginons que vous soyez à Beszel. Vous ne pouvez pas voir Ul Qoma. Fût-ce dans les parties tramées. Dès leur enfance, les citoyens des deux villes apprennent à "éviser" ("inouïr", "insentir") ceux qui ne sont pas leurs compatriotes, même si les deux villes sont totalement intriquées. La Rupture veille à cette stricte séparation, et PERSONNE ne veut avoir affaire à la Rupture.

Aussi, quand Mahalia Geary, une jeune chercheuse américaine, assassinée à Ul Qoma, est retrouvée morte à Beszel, l'inspecteur Tyador Borlù, de la policzai besz, est convaincu qu'il y a eu rupture, et qu'il sera donc très vite dessaisi de l'affaire. En attendant, toutefois, il enquête de son mieux, avec l'aide de l'agente Lizbyet Corwi. Peu à peu, il apprend que la jeune morte avait eu maille à partir avec certains groupes extrêmistes besz, qu'il s'agisse des unifs (qui veulent supprimer la séparation entre les deux villes) ou des Vrais Habitants (pour qui les besz sont les seuls occupants légitimes du territoire commun aux deux villes). En effet, aucun de ces groupes ne supportait qu'elle accorde foi à la légende d'Orciny, ville supposée exister entre les deux autres "Between the City & the City", selon le titre de l'ouvrage du maître à penser de l'étudiante.

China Miéville a un talent singulier pour dépeindre ces endroits où les lois, y compris les lois physiques, changent : il n'est que de penser à la Balafre (dans Les Scarifiés) ou au Concile de Fer (notamment la fin) ou même au personnage de la Fileuse dans Perdido Street Station. Il rappelle brillamment dans ce roman difficilement classable la nature même de tout espace-frontière, qui à la fois sépare et unifie deux entités.

Il met en scène, d'une façon qui fait froid dans le dos, la folie orchestrée par les nécessités politiques perdues dans le temps, sous la forme de choses aussi peu naturelles que le "dressage" de tous nos sens pour ne prêter attention qu'à ce qui est autorisé. Par là, on peut bien sûr se souvenir de Kafka, mais aussi saluer la résurgence du genre de politique-fiction, en pensant à ces villes bien réelles, qui existent ou ont existé, comme Berlin ou Jérusalem. Il est vrai que ce "dressage" devient automatique, et l'on ne peut s'empêcher de penser aussi à la façon dont cohabitent, dans chacune de nos villes, les nantis et les exclus, par exemple. Le roman dans ce dernier cas se bornerait à grossir le trait, si l'auteur avait voulu en faire une allégorie de quoi que ce soit, ce dont il se défend.

Passionnant sur le plan des thèmes, bien réussi sur le plan littéraire, avec des personnages attachants, une grande attention portée à la perception sensorielle de la réalité de chaque personnage, une intrigue policière bien construite et crédible, ce roman, et ce n'est pas étonnant, a reçu les prix Hugo et Locus en 2010, ainsi que le World Fantasy Award et le prix Arthur C. Clarke, toujours en 2010, et le prix British Science-Fiction, catégorie roman, en 2009. Nul doute que les lecteurs français l'apprécieront autant que les anglo-saxons, d'autant qu'il est servi dans notre langue par la traduction inspirée de Nathalie Mège.