Les Chroniques de l'Imaginaire

La zone du Dehors - Damasio, Alain

Nous sommes en 2084 sur Cerclon I. Après la Quatrième Guerre Mondiale, certains humains sont partis dans l'espace pour essayer de construire autre chose. Cerclon I en est un exemple. Sur Cerclon I, les gens sont majoritairement heureux. Ils ont de quoi manger, un travail, et ont accès aux différents produits de consommation qui les tentent. Nous sommes dans une parfaite petite démocratie. Tous les deux ans, chacun va noter les personnes qu'il côtoie, ce qui fait que tout le monde note tout le monde. Ensuite, les données sont traitées et ainsi un nouveau classement est effectué. En fonction de son classement, sa place sociale sera déterminée. C'est ce qu'on appelle le Clastre. Ainsi, tout le monde est désigné par des lettres et non plus par des noms. Ce qui fait que vous pouvez changer de "nom" tous les deux ans. A est ainsi tout en haut de l'échelle sociale, le président, tandis que SLIFT est lui très loin derrière.

Sur Cerclon, il n'y a plus de guerres, plus vraiment de crimes et chacun vit sa petite vie sans trop se préoccuper des autres. Une parfaite bonhommie en social-démocratie. Sauf que certaines personnes ne sont pas satisfaites de ce système. Elles pensent qu'il aliène l'humain, perdant de vue ce qui fait qu'un homme est un homme. Certains se sont regroupés au sein d'un mouvement nommé Volte. Des anarchistes plus ou moins radicaux, dont le centre névralgique est constitué par cinq anciens, et que l'on nomme le Bosquet. Après des années à penser et à finalement faire peu de choses, tout ceci va évoluer. La Volte va se séparer de la Molte, la partie la plus molle du mouvement, pour ne garder qu'un noyau dur qui va en faire voir à Cerclon. Mais peut-on ouvrir les yeux à des gens qui ne veulent pas les ouvrir sans offrir des actions d'éclat, quitte à ce qu'elles soient dangereuses ou violentes ?

Il m'est très difficile de résumer La zone du Dehors sans en dénaturer le sens ou sans en perdre l'intégrité. Parce que l'histoire ne se raconte pas vraiment. Elle n'est en rien banale ou fluide et ne coule pas de source. La zone du Dehors n'est pas un simple roman, c'est aussi, et surtout même, un roman politico-philosophico-anarchiste qui rentre dans votre esprit pour tenter de le retourner pour en ressortir avec quelque chose de neuf : une nouvelle forme de conscience. Parce que même si l'univers du livre est un futur sciencefictionnesque, la réalité de la vie de Cerclon est la même que la nôtre, dans notre société bien formatée, bien normée, bien comme il faut, de XXIième siècle consumériste. Attention, Cerclon navigue plus dans l'occident riche et bien portant que dans les pays du Tiers Monde. De quoi peuvent donc se plaindre ceux qui forment la Volte, Capt en premier dans ce cas ? Tout simplement de ne pas avoir le choix. De ne pas pouvoir faire ce qu'ils veulent quand ils le veulent. Pas forcément faire chier son voisin pour le simple plaisir de le faire chier, mais juste se dire que si là tout de suite maintenant ils ont envie de faire un truc un peu con ou dément, ils en ont bien le droit. Leur vision est clairement révolutionnaire et la grande majeure partie du temps anarchiste. Je pense que ce livre permet de remettre pas mal de choses en place. Et de nous faire prendre conscience aussi qu'on a beau avoir de belles idées sur la manière de vivre dans notre société, cela ne changera pas le problème majeur, premier : la société en elle-même. Anarchiste dans l'âme, le propos m'a beaucoup séduit. Seulement, j'ai eu un problème majeur, que je me connaissais déjà avant : doit-on tout accepter de faire, peut-on tout faire, pour que les gens ouvrent leur conscience et regardent enfin ce qui les entoure ? À cela, ma réponse est clairement non ; je ne pourrais basculer du côté de la violence. Du moins, c'est ce que je crois aujourd'hui. Et, du coup, je me sais enfermé dans quelque chose qui ne me ressemble pas. Parce qu'on ne peut vouloir tout changer sans heurts ; ça n'existe pas. Le propos n'est bien sûr pas aussi simpliste ni aussi peu visionnaire. Mais il m'a permis de beaucoup réfléchir ou de revenir sur des réflexions que j'avais déjà auparavant.

Par contre, La zone du Dehors n'est en rien un roman simple. Il y a beaucoup, beaucoup de pages qui ne sont pas fluides dans la lecture ; ce livre demande un véritable investissement constant pour ne rien perdre et suivre les discours et les pensées des personnages. Il est raconté à la première personne mais cette première personne change constamment. C'est troublant au début mais terriblement bien pensé. D'ailleurs, si on met de côté l'aspect rebutant que peut avoir la forme complexe pour exprimer un fond par nature complexe, on peut se demander ce qu'est Alain Damasio. Parfois, on se dirait qu'il ne sait pas écrire de roman, justement parce que rien ne coule de source et qu'il faut tout le temps ramer pour avancer. D'autres fois, on se dit au contraire que c'est un génie qui ose la forme et le fond pour donner encore plus de volume à un texte déjà riche et hors norme. La vérité est certainement entre les deux. Alain Damasio a voulu exprimer ses idées dans cette œuvre que personnellement je n'aurais pas classée en science-fiction, malgré le contexte, mais plutôt dans les romans salutaires et bienvenus.

Je me suis beaucoup investi dans cette lecture, mais je ne le regrette pas une seule seconde. Et elle restera longtemps dans ma mémoire.