Les Chroniques de l'Imaginaire

Sous des cieux étrangers - Shepard, Lucius

Ce recueil de haute volée, de surcroît très homogène, qui a reçu le Grand Prix de l'Imaginaire 2011 (meilleure nouvelle étrangère), est composé des textes suivants :

Bernacle Bill le Spatial : sur Solitaire, où ont la chance de vivre les employés de Seguin Corporation, tout le monde doit travailler et se rendre utile. Même Bill, le débile léger, s'occupe des bernacles, ces petits êtres étranges accrochés à la coque de la station spatiale. Bill est la tête de turc de tout le monde jusqu'au jour où John s'intéresse à lui. Seule nouvelle SF dans ce recueil plutôt orienté fantastique, il n'y a rien d'étonnant à ce que cette perle ait eu le prix Locus en 2001. Par ailleurs, elle suffirait à démontrer, s'il en était besoin, que le talent de Shepard lui permet de fréquenter avec bonheur tous les genres.

Dead money : Quand Jack repère ce joueur exceptionnel qu'est Joey Pellerin, et surtout sa spectaculaire "infirmière", il sent qu'il est tombé sur un gros truc. Mais il ne sait pas à quel point. Ambiance vaudou et amour fatal pour cette nouvelle dans l'ambiance louisianaise que l'auteur connaît bien et a déjà fréquentée.

Radieuse Etoile Verte : Le jeune Philip, confié à Vang Ky, doit tuer son père, l'américain qui a tué sa mère vietnamienne. En attendant, il apprend la finance, et le lancer de couteaux, dans le cirque du vieux Vang. Mais rien n'est ce qu'il semble. Cette très belle nouvelle, entre noirceur et éclaircie, a eu le prix Locus 2000.

Limbo : En fuite une fois de plus, Roy Shellane, sur une impulsion, loue une cabane au bord d'un lac. Il y rencontre une femme rousse qui l'attire immédiatement. Quand il la voit malheureuse des mauvais traitements de son musicien de mari, il décide de demander des comptes à celui-ci. Mais il apprend à cette occasion que Grace est morte depuis deux ans. Entre Terre et ailleurs (les Limbes, précisément), une nouvelle onirique sur le lien entre vie et après-vie qui re-visite le mythe d'Orphée.

Des étoiles entrevues dans la pierre : Il ne se passe jamais rien à Black William, une petite ville endormie nommée d'après son fondateur. Vernon a un studio d'enregistrement de bonne réputation et un jour il fait venir chez lui le jeune Joey Stanky. Il découvre que si le musicien est encore plus génial que prévu, le personnage est dégoûtant dans tous les sens du terme. Mais il fourmille d'idées. Il n'est pas le seul d'ailleurs : on dirait bien que les habitants de Black William sont frappés d'une épidémie de créativité. La nouvelle la moins surnaturelle, la moins noire, l'une des rares (avec la première) où l'amour soit protecteur au lieu d'être destructeur.

Tous les fans de l'auteur retrouveront dans ce recueil ce qu'ils aiment chez lui : d'abord son style d'écriture, lyrique et précis, foisonnant, terriblement évocateur aussi bien des animaux inconnus, et peut-être imaginés, des profondeurs, que des scènes de déliquescence d'une planète surpeuplée et à bout de ressource.
Ensuite ses personnages décalés, touchants, toujours entre violence et rédemption (Shellane, en particulier, mais aussi Jocundra, voire même John), entre amour et haine (Philip en est l'exemple le plus flagrant), et ses femmes vénéneuses, fatales, dans tous les sens du terme, puisqu'elles peuvent aussi représenter la plus belle aventure de l'homme qu'elles aiment (Arlie, Andrea), voire lui servir d'égide.
Enfin, et, à mon avis, dans ce recueil plus que dans d'autres textes de Shepard, la façon dont il est possible d'entrer en contact, fût-ce pour peu de temps, avec le "monstre", ce que nous trouvons chez l'autre de plus repoussant et étranger. Dans chaque nouvelle, il y a un moment où un personnage entre en lien, trouve un accès, avec un être vraiment très différent (l'exemple le plus évident en est la relation entre Philip et le major, mais j'aurais aussi pu dire John et Bernacle Bill). Shepard nous rappelle ainsi, sans avoir besoin d'y insister, que nous ne connaissons pas, en fait, les limites de l'humanité, voire de la vie elle-même, et que nous aurions tort de chercher perpétuellement à les restreindre à nos petites mesures de tolérance.

En somme, du grand, du très grand Shepard, à consommer sans modération !