Les difficultés de cette chronique commencent d'emblée : qu'est-ce que cet objet littéraire ? Un roman ? Une satire ? Une autobiographie plus ou moins romancée ? S'il est ardu de décider comment en parler, la "chose" est de surcroît quasiment impossible à résumer. Du moins, quand j'aurai dit qu'il s'agit de moments de la vie d'un certain Tristram Shandy, commençant neuf mois avant sa naissance pour se terminer un temps indéterminé plus tard, alors qu'il est adulte, je n'aurai pas exposé l'argument du quart de ce livre, qui vagabonde à son aise à propos des Dadas des uns et des autres, et des amours de l'oncle Toby. Pour vous en donner une idée, je dirai que c'est à la page 488 qu'il est écrit "c'est ici proprement que commence l'histoire de ma VIE et de mes OPINIONS".
Il convient donc de mettre de côté toute attente d'une histoire à proprement parler, et de consentir à se laisser emporter par le récit, fin la plupart du temps, gaiement libertin, drôle fort souvent, ironique presque toujours, dans l'air encyclopédique du temps où il a été écrit, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Voici deux exemples du style, choisis parmi maints autres "De tous les argots qui sont argotisés dans ce monde argotisant, bien que l'argot des hypocrites puisse être le pire, l'argot de la critique est le plus impatientant." (pg 288) et "je ne découvre jamais une invention ou un procédé tendant au perfectionnement de l'art d'écrire, que je ne le publie à l'instant, en désirant que tout le monde puisse écrire aussi bien que moi.
Ce qu'on fera certainement, quand on pensera aussi peu." (pg 878)
L'appareil critique d'Alexis Tadié est aussi intéressant et plaisant à lire qu'on peut le souhaiter, de la préface, qui s'interroge notamment sur le but et le genre du livre, à l'imposant corpus des notes. Dans sa partie Sterne et l'Europe, Tadié rappelle les liens privilégiés entre la France et Sterne, qui avait lu Rabelais et Montaigne, mais qui a aussi influencé des auteurs aussi différents que Diderot, Balzac et Perec. Raison de plus pour cesser de se contenter de connaître le nom de Tristram Shandy, et pour s'attaquer à la lecture de ses aventures, sans se laisser impressionner par la taille de ce fort volume.