Commissaire à la police fluviale, William Monk, accompagné de son sergent, est chargé de l'enquête lorsqu'est découvert sur un quai de la Tamise le cadavre éviscéré d'une femme. Quand il l'identifie, non sans peine, comme une certaine Zenia Gadney, il apparaît qu'elle était entretenue par le Dr Joël Lambourn. Ce dernier, un médecin connu et respecté, s'est suicidé deux mois plus tôt, après le rejet par le gouvernement du rapport qui lui avait été demandé sur la réglementation de la vente de l'opium. Mais son épouse, Dinah Lambourn, est convaincue que son mari n'a jamais été suicidaire, qu'il a été assassiné. Et elle est prête à tout pour le prouver.
L'océan sans repères dont il est question dans le titre est celui dans lequel s'enfoncent les consommateurs d'opium (Cf pg 340). Ce roman donne le frisson en rappelant, de façon très vivante, ce temps pas si lointain où l'opium était en vente libre, par quiconque et sous quelque forme qu'il se présente, y compris injectable, "grâce à" l'invention récente de la seringue hypodermique à aiguille creuse. Il rappelle aussi les honteuses "guerres de l'Opium" menées par le puissant Royaume-Uni contre la Chine, afin de contraindre celle-ci à fournir à bas prix le thé dont le Royaume-Uni ne pouvait se passer.
Ces rappels sont élaborés avec une grande habileté, puisque c'est autour de la question de l'opium et de sa réglementation que tourne toute l'intrigue. De surcroît, l'ambiance fantasmatique du rêve opiacé est rendue également par les multiples faux-semblants dévoilés au fur et à mesure (presque tout ce que j'ai dit dans ma présentation du début du roman se révèlera faux, par exemple). L'auteure réussit également très bien à montrer le choc qu'a représenté pour les contemporains la découverte de la dépendance à la morphine et les symptômes de manque qu'elle entraîne.
On y retrouve les personnages habituels de la série : le couple Monk, leur ami avocat Sir Oliver Rathbone, et les personnages secondaires qui gravitent autour d'eux. A ce propos, l'évolution de Runcorn, et de ses rapports avec Monk fournit une intrigue secondaire vraiment touchante et plaisante à lire. Bien entendu, les personnages propres à ce roman, notamment Amity Herne, Agatha Nisbet et Dinah Lambourn, cohérents et forts, donnent un support bienvenu à l'intrigue.
Celle-ci se déroule presque entièrement au tribunal, puisque les deux tiers du roman montrent la lutte désespérée de Sir Rathbone pour sauver la tête de Dinah Lambourn accusée du meurtre horrible de Zenia Gadney. On alterne ainsi l'enquête pour trouver des témoins des derniers jours du Dr Lambourn, à défaut de son rapport disparu, et des témoignages au tribunal pour la plupart hostiles à l'accusée.
Un roman assez original dans sa forme, donc, et passionnant dans son fond, qui ne pourra que plaire aux fans de cette excellente série, mais également à tous ceux que son thème intéresse. A ce sujet, il faut dire qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu les précédents pour en apprécier la qualité.