Les Chroniques de l'Imaginaire

La route de Haut-Safran (La tyrannie de l'arc-en-ciel - 1) - Fforde, Jasper

Eddie Rousseau est un Rouge : on ne parle pas ici de son opinion politique, mais de la couleur dominante qu'il est capable de voir, et qui décide sa position dans la stricte hiérarchie de Couleurs de ce monde futur. Il n'a pas encore passé le test chromatique qui déterminera ses capacités exactes et donc son avenir, mais il est confiant : il voit vraiment beaucoup de rouge, et il est quasi fiancé à une riche héritière Rouge. Pas de raison donc de s'inquiéter de la Tache Inutile de recensement de chaises à Carmin-Est, un village des Franges Extérieures, dont il a écopé pour avoir fait une mauvaise blague au fils d'un Prévôt. Pour lui, ce serait plutôt l'occasion de voir du pays.

La Frange Extérieure va se révéler bien différente de ce qu'attendait le naïf jeune homme. Les Règles y sont, sinon plus souples, du moins plus facilement détournées. Et quand on est affligé comme Eddie d'une curiosité maladive, sans compter une propension mal vue à vouloir améliorer les files d'attente, il est si facile de faire un faux-pas... Il va également faire une rencontre bouleversante : celle de Jane, une Grise - autant dire une esclave, puisqu'elle ne voit aucune couleur - à la fois mystérieuse et rebelle, qui va l'entraîner sur le chemin de vérités qu'il aurait mieux valu pour lui ignorer.

Jasper Fforde est un écrivain qui aime sortir des sentiers battus, comme en témoigne l'originalité de sa série Thursday Next. J'étais donc curieuse de savoir ce qu'il avait pu inventer dans ce roman à la présentation alléchante. Je n'ai pas été déçue, car ce nouvel univers vaut le détour. Cela se passe dans notre monde, mais dans un futur indéterminé dystopique, plusieurs siècles après le Truc-Qui-S'est-Passé, dont nul ne sait grand chose si ce n'est que ce fut une catastrophe. Comme les autorités imposent régulièrement des Bonds-En-Arrière qui interdisent l'usage de plus en plus de la technologie des Précédents, le niveau technologique régresse, ainsi que les connaissances qui vont avec.

L'auteur s'est montré très inventif, et n'a pas hésité à mettre en oeuvre les idées les plus loufoques qu'il a pu avoir. En sus de l'idée centrale que les gens ne voient pas tous les mêmes couleurs, la société décrite suit un monceau de règles le plus souvent aberrantes, la fameuse Parole de Munsell, que ses habitants appliquent sans trop pouvoir dire leur finalité. On les découvre au fil des pages, et plus sûrement encore en tête de chaque chapitre, et ça fait toujours sourire : "Pour faciliter les compléments alimentaires des végétariens, le premier mardi de chaque mois, le poulet est officiellement déclaré un légume." ou encore "Il est interdit de s'entraîner à jongler après 16h.". Et pourtant, tout reste parfaitement cohérent, jusqu'à l'omniprésente pénurie de cuillères. Notons au passage que la traduction est de bonne qualité et rend bien toutes ces notions bizarres, même si j'ai un regret sur l'absence de traduction des mots de la famille de "swatch".

Sur le fond et plus sérieusement, la Chromocratie est une tyrannie raciste. Faire des vagues, c'est prendre un ticket pour le Reboot. La Couleur fixe la position sociale des gens, et pas question de s'en affranchir, ce qui - on s'en doute - ne satisfait pas vraiment ceux qui sont "bas dans le Spectre"... Finalement, c'est donc une société que l'on imagine plutôt aisément, et dont on est bien content qu'elle ne soit qu'imaginaire.

Malgré toutes ces bonnes idées, j'ai cependant trouvé que tout ceci était bien trop long à se mettre en place. Il m'a fallu attendre les deux tiers du bouquin pour être enfin accrochée par les évènements. Ensuite, tout s'est accéléré et j'ai trouvé le dernier tiers excellent, mais cela n'a malheureusement pas entièrement contrebalancé ma mauvaise impression initiale. C'est dommage, parce que le contexte est plus qu'intéressant, les personnages ont une certaine épaisseur et l'intrigue bien qu'un peu complexe suffisamment prenante pour donner envie de découvrir la suite. Ce début un peu long peut rebuter certains lecteurs, alors qu'au final ce roman vaut vraiment la peine de la lire !