Les Chroniques de l'Imaginaire

Durham, David Anthony

Mureliane : David Anthony Durham, bonjour, merci d'avoir accepté de répondre à cette interview pour les Chroniques de l'Imaginaire.

David Anthony Durham : C'est un honneur pour moi. Merci de m'interviewer.

M : C'est avec plaisir, du fait que j'ai vraiment aimé votre trilogie Acacia, notamment les formes de la magie, parmi lesquelles l'idée des Tunishnevres (qui est le nom français). Je me demandais quelle en était l'origine : l'avez-vous tirée de contes mythologiques, ou l'avez-vous inventée ?

DAD : Je pense que je l'ai juste inventée, mais je l'ai fait en combinant un grand nombre d'éléments. Je tire mon inspiration de tant de choses... Littérature ou Histoire, l'Art en général, mais aussi en suivant les nouvelles, en lisant les légendes d'autres pays et cultures. Avec cette série j'ai pu combiner des choses qui m'inspiraient. J'ai pu les mélanger avec ma propre créativité. Les Tunishnevre sont un symbole du lourd fardeau du passé. Le passé n'est pas vraiment passé. Il est toujours avec nous. Je pense que c'est le cas, dans la vie réelle, de notre histoire passée. En fantasy, j'ai pris cette idée et lui ai donné vie à travers des personnages non-morts. Les Tunishnevres sont morts, mais encore une fois ils ne sont pas morts. Il peuvent influencer les gens vivant dans le présent, en exiger des choses. La fantasy vous permet de prendre une pensée de la vraie vie, et de la rendre tangible physiquement. J'aime cela. Mais je ne voulais pas créer un monde où la magie est partout. Où c'est facile et où n'importe qui peut le faire juste en disant un mot. Pour moi il fallait que ce soit réel - fantastique, mais aussi réel. Tout ce qui est aussi puissant doit avoir des conséquences. C'est vrai dans la vie réelle, et je voulais que ce soit vrai aussi dans ma fantasy. La magie du Santoth a commencé avec la notion du pouvoir d'un Dieu créateur. La Bible commence avec l'énoncé de mots. La création par le langage, ce qui est une idée stupéfiante. Si vous pouviez apprendre le langage de la création vous pourriez l'utiliser. C'est ce que fait un personnage légendaire dans mon monde d'Acacia. Le problème est que ce qui est correct pour un dieu ne marche pas pour un simple humain. Du moment où des humains ont commencé à parler la langue des dieux, ils ont aussi commencé à créer de mauvaises choses, et à déchaîner des forces, qu'ils n'avaient pas prévues. C'est arrivé dans l'histoire d'Acacia, et ça commence à arriver de nouveau dans la série.

M : Oui, surtout avec Corinn. J'ai trouvé très juste psychologiquement la façon dont elle le fait de plus en plus sans même s'en apercevoir. J'ai vraiment été fascinée par cela.

DAD : Tant mieux, merci. Je voulais que Corinn soit un personnage complexe. Elle n'est pas seulement mauvaise. De bien des façons, elle essaie juste de faire du mieux qu'elle peut avec la situation dans laquelle elle s'est trouvé jetée. Elle ne fait pas confiance aux gens qui l'entourent. Elle ne se fie pas au monde pour ne pas la trahir, parce qu'elle a subi beaucoup la trahison quand elle était jeune. Des gens qu'elle aimait sont morts, l'ont trahie. Elle se sent abandonnée. Et quand elle trouve un pouvoir elle s'y accroche. Trouver ce pouvoir, c'est aussi trouver son identité, le rôle qu'elle a à jouer, un moyen pour elle d'agir sur le monde. Malheureusement, elle ne voit pas la quantité de dégâts qu'elle fait jusqu'à ce que tout contrôle sur les choses soit totalement perdu. Elle est confrontée à l'épreuve finale de savoir si elle peut faire les choses justes pour les personnes qu'elle aime le plus. Avant la fin de la série, tous les personages ont à faire face à ce genre de défi. Pour chacun il y a des épreuves à traverser. Même les personnages qui sont morts doivent encore faire face au monde et à eux-mêmes.

M : C'est le cas de Hanish. Même s'il est mort.

DAD : Oui. Nous ne devrions pas parler des détails, mais... Oui.
Quelqu'un me disait aujourd'hui combien Hanish change à la fin, mais d'une certaine façon je pense qu'il aime Corinn à la fin autant qu'il l'a toujours fait. Ce n'est pas différent, mais il ne fait plus partie des joueurs. Il ne peut pas vraiment influencer le résultat, sinon en étant là pour Corinn. Il n'y a pas d'enjeu pour lui, aussi peut-il enfin exprimer l'amour qu'il a pour elle et l'espoir qu'elle fera du mieux qu'elle pourra avec les choses auxquelles elle doit faire face. Il a toujours eu cela en lui, mais pendant qu'il luttait pour le pouvoir - et pour son peuple, et que ses ancêtres l'appelaient depuis la tombe, et qu'il était pris dans toutes les nécessités vitales - il ne pouvait pas entrer en contact avec les choses les plus importantes. Ainsi, vous pourriez dire qu'étant mort il est plus pleinement la personne qu'il n'arrivait pas à être quand il était vivant.

M : Finalement, toute l'histoire est vraiment sur la présence des morts, qui sont si importants, et cette sorte de fossé, qui n'est pas un fossé, entre la vie et la mort, il me semble que tout tourne vraiment autour de ça.

DAD : Oui. Je n'en étais pas totalement conscient, je pense, mais il y a une réelle juxtaposition entre d'une part le peuple de Hanish Mein, où les morts sont toujours là, de façon tangible. Et d'autre part les Numreks et les Auldeks. Pour eux le passé a disparu. Leurs souvenirs ont disparu, et ils n'ont aucun lien avec ce qui s'est passé avant. Ils sont immortels, mais à cause de cela ils se sont perdus, eux-mêmes et leur histoire. C'est ce qui leur fait désirer ardemment d'avoir à nouveau des vies normales, mortelles. De bien des façons les Auldek semblent être une horrible armée d'invasion. Et c'est le cas, mais ils envahissent pour une raison inhabituelle.

M : Quelles sont vos influences ? Que lisez-vous, que regardez-vous ?

DAD : Je lis de tout ! Je lis beaucoup de romans historiques. Margaret Atwood. Toni Morrison. Edward P. Jones. Bernard Cornwell. Je lis beaucoup de SF. J'aime le space opera, le bon space opera, comme Ian Rankin et Alastair Reynolds et Peter Hamilton. Personnellement je ne me sens pas d'écrire de la hard science, mais j'aime en lire. Je lis des auteurs de littérature blanche, comme TC Boyle et Michael Chabon et Louise Erdrich et Junot Diaz. En ce qui concerne la fantasy… George RR Martin, Neil Gaiman, Kelly Link, Margot Lanagan, Dan Simmons.

M : L'histoire semble très présente dans votre écriture.

DAD : Oh, oui. J'aime me confronter à l'Histoire par le biais de fictions intelligentes qui posent des questions et sollicitent les lecteurs. A l'Université, j'ai étudié la littérature, mais j'avais une seconde matière principale. Histoire. Je suis très heureux de lire des livres d'Histoire. Mes trois premiers romans étaient des romans historiques. L'un d'eux, Pride of Carthage (La fierté de Carthage), est sur Hannibal et sa guerre avec Rome. Il date d'avant que je n'écrive Acacia. Cela m'a demandé de lire énormément sur la vie à Rome, la vie à Carthage, la façon de faire la guerre, la culture, la façon de voyager dans le monde antique, de rechercher ce que les gens mangeaient. Tant de choses. Et quand je ne pouvais pas trouver les réponses, je devais imaginer et remplir les vides. J'ai fait la même chose pour Acacia. C'est difficile pour moi de me rappeler, ou de savoir, quelle part il a pu y avoir d'influence directe, mais je peux penser que des éléments de la culture Vumu, celle de l'archipel, où va Mina, que cette culture est certainement inspirée par un peu de la culture du Sri Lanka mélangée avec la culture Maori de la Nouvelle Zélande. J'ai appris qu'en Nouvelle Zélande il y a eu un temps où les aigles pouvaient se saisir des gens, ils étaient grands à ce point, et j'ai aimé cette idée, et à quel point ce serait effrayant d'être un humain qui pouvait être attrapé par quelque chose qui tombe du ciel, aussi cela devient le culte religieux de cette île, d'apaiser la furie qui peut tomber du ciel à tout moment. Ainsi, cela est venu directement d'un petit morceau de l'histoire de notre monde. Et encore il y a aussi une histoire, une légende à propos des dieux, qui était inspirée par l'histoire de Gilgamesh, et le style de ce héros très élégant qui peut tout faire... Ainsi, c'était un mélange de différentes influences qui mises toutes ensemble sont devenues quelque chose de nouveau.

M : Qu'avez-vous écrit d'autre ? Acacia a été, jusqu'à présent, votre seul livre traduit en français, mais combien de livres avez-vous écrit ?

DAD : Jusqu'à présent j'ai publié 6 romans. Les deux premiers étaient sur des sujets historiques sur les Noirs américains. Le premier était sur les cowboys noirs dans les années 1870, et le second sur un esclave évadé et l'homme qui le traque en 1850. Le troisième, comme je le disais, portait sur la guerre entre Hannibal et Rome dans le monde antique. Il a été le premier qui a réellement étendu mon lectorat et qui a été traduit. Il a vraiment bien marché en Espagne et en Italie, et a été publié en Suède, Russie, Portugal, Roumanie et Pologne. Oui, il y a eu beaucoup de traductions pour celui-là. Je ne sais pas pourquoi il n'y a pas eu de traduction française, j'aimerais...

M : J'essaierai de le trouver en italien.

DAD : Il se trouve toujours facilement. Ce roman m'a donné l'expérience dont j'avais besoin pour créer un monde imaginaire. Après la quantité de recherches que j'avais dû faire pour le rendre vivant - et c'est une histoire développée, avec beaucoup de mouvements militaires, et des drames et tragédies personnels. Quand j'en ai eu fini, j'ai pensé, "Je ne sais pas où trouver le prochain roman historique qui contienne autant de choses.” Cela m'a amené à penser, "Peut-être devrais-je combiner mon amour du roman historique avec celui de la fantasy.” D'une certaine façon, j'ai écrit un roman historique se déroulant dans un monde de fantasy. C'est ce que je ressens à propos de la trilogie Acacia.

M : De toute façon, pour moi la fantasy et le roman historique ne sont pas si différents.

DAD : Je suis d'accord. Je me rappelle Neal Stephenson disant que du moment que vous décrivez des évènements historiques qui ne sont pas situés dans le présent, vous créez un monde qui n'existe pas. Vous écrivez quelque chose qui est de la fantasy, avec des gens qui ne pensent pas tout à fait de la même façon, avec une science et une technologie qui ne sont pas les mêmes, et une perception différente de... de tout ! En fantasy vous pourriez avoir un monde qui est complètement plat, et tout le monde sait que le monde est plat, et le lecteur peut dire "OK, c'est un monde plat". Dans un roman historique vous pouvez aussi avoir un monde qui est plat - parce que tous ceux qui y vivent pensent qu'il est plat. S'ils pensent qu'il est plat et qu'ils n'ont pas la capacité de monter dans une fusée et voir... Je ne sais pas, c'est une façon différente de voir des expériences potentiellement très similaires. Et aussi quand je lis des romans historiques je me sens tout autant transporté dans un lieu différent que quand je lis de la bonne fantasy. Mais cela dit, je voulais qu'il y ait de la magie dans Acacia, et des créatures étranges, et... vous savez... des sorciers bannis qui reviennent. Je voulais l'énergie et la liberté d'imagination de la fantasy. Je voulais l'aventure aussi. J'espère que c'est ce que j'ai donné aux lecteurs.

M : Merci beaucoup !

DAD : Oh, tout le plaisir était pour moi.