Les Chroniques de l'Imaginaire

CLEER : une fantaisie corporate - Kloetzer, L.L.

Vinh est un as de la technique, un professionnel efficace, sûr de lui, adepte des solutions rapides et brutales ; un homme au charme agressif, aux mouvements félins de celui qui pratique les arts martiaux ; un ambitieux, prêt à jouer des coudes pour s’élever dans la hiérarchie. Charlotte, c’est tout le contraire : une idéaliste, sans carriérisme ; une femme un peu négligée, insatisfaite de son quotidien ; une hyper-sensible, qui travaille à l’intuition et dont l’empathie naturelle la pousse à se concentrer sur l’aspect humain.

Leur point commun ? Ils viennent tous deux d’intégrer le département Cohésion Interne de Cleer. Cleer, c’est une multinationale devenue incontournable en quelques années à peine, sans spécialisation autre que le désir d’excellence. Lumière et transparence forment l’image mise en avant par le Groupe. L'immense tour lumineuse qui abrite le Siège du Groupe crève le ciel. Pour préserver cette image publique immaculée, le Groupe s’appuie sur CI : ces consultants spéciaux ont mission d’intervenir en cas de problème avant que la situation ne se dégrade. Par quelque curieux déclic, la direction du Groupe a décidé de faire travailler en équipe ses deux derniers embauchés, Vinh et Charlotte, pour bénéficier de leurs qualités complémentaires. À eux de faire leurs preuves, d’atteindre l’excellence ou l’échec !

Avec ce roman, nous découvrons à cœur ouvert une entreprise qui n’existe certes pas mais qui est cependant représentative de la culture d’aujourd’hui. Une grande entreprise, qui soigne ses employés (via de nombreux avantages sociaux) mais leur impose aussi d’adhérer à ses valeurs (l’uniforme blanc est par exemple de rigueur), comme une secte pourrait-on dire. Les lecteurs qui travaillent pour de grandes entreprises en reconnaitront les symptômes : jargon d’entreprise franglais omniprésent (ressources humaines staffées sur un projet, entretiens 1-to-1 avec les managers, etc.), réunionite aigüe, flicage des collaborateurs, utilisation d’outils de communication modernes et jusqu’à la délocalisation dans des pays lointains de tâches à faible valeur ajoutée… On s’y croirait.

Mais malgré l’esprit de groupe prôné par Cleer, le groupe n’est pas à l’abri des rivalités internes, des luttes de pouvoir, des attaques externes. CI est l’ultime recours, et ses membres sont le top du top : leur existence doit être entièrement consacrée au Groupe, adieu la vie privée et le repos nocturne. Après tout, « l’excellence ne s’atteint pas en dormant ». Le livre suit deux personnages que l’on découvre plus en profondeur, Vinh et Charlotte. Vinh, malgré ses qualités professionnelles, est surtout un arriviste froid et sans état d’âme : un « sombre connard », comme le pense sa collègue. C’est donc tout naturellement que je me suis plus attachée à Charlotte, personnage tourmenté que l’on voit sombrer peu à peu. Il faut dire que le Groupe encourage l’émergence de ses talents, cherchant à la transformer en une devineresse infaillible, sans s’inquiéter de la dangerosité du processus pour son état de santé physique et surtout mental. Au final, aucun des protagonistes n’est tout à fait sympathique, malgré l’intérêt que l’on prend à suivre leur évolution.

CI, alias « Cohésion Interne », m’a beaucoup évoqué CS, alias « Circonstances Spéciales », le service d’espionnage que l’on trouve dans le cycle de la Culture de Iain M. Banks : outre les initiales proches, on note des missions qui sortent du cadre de la vie ordinaire, des pouvoirs particulièrement étendus, une approche très particulière des solutions à mettre en œuvre et surtout une aura de puissance ténébreuse qui fait frissonner les humbles mortels, ou du moins les employés moyens. Je doute que ce soit une coïncidence ; il suffit en effet de lire dans le détail, dans la troisième mission, le programme des conférences présentées à Madrid : toutes font référence à des œuvres de science-fiction fort connues. D’autres clins d’œil du même goût, plus ou moins évidents, sont glissés çà et là, et je me demande bien combien j’ai pu en rater !

Plutôt qu’un roman, la présentation de l’ouvrage suggère un assemblage de nouvelles, avec un court prologue permettant d’introduire les événements. Quatre gros chapitres, donc, pour quatre missions complètement distinctes : épidémie de suicides, production d’usine erratique, contamination par des OGM et enfin désastre écologique. Cependant, au fil des pages on voit évoluer les personnages qui deviendront bien différents de ceux qu’ils étaient en intégrant CI, et notre vision du groupe évolue également : il faut donc bien tout lire pour faire le tour de la question.

Le dernier récit est plus difficile à appréhender que les précédents : Vinh et Charlotte se perdent entre réalité et hallucinations, on nage en plein fantastique alors que jusque-là on était plutôt dans une science-fiction d’anticipation, à quelques détails près. Pour ma part, je ne suis pas sûre d’avoir réellement bien appréhendé la conclusion, et cela m’a un peu gâché l’excellente impression que m’avait faite le livre jusque-là. C’est vraiment dommage, parce que ça a transformé mon coup de cœur en lecture qui laisse une impression étrange… Ne vous privez pas pour autant de ce roman fort intéressant.