Les Chroniques de l'Imaginaire

Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu - Weil, Simone

Simone Weil est une philosophe juive révolutionnaire née en 1909. Elle était professeur et a quitté son poste pour aller travailler à la chaîne chez Renault en 1935 et expérimenter la réalité de la dure vie ouvrière. Elle se convertit au catholicisme en 1938 à Pâques, écrit ses textes majeurs en 1942 et meurt de maladie et d’épuisement l’année suivante. Les textes présentés dans ce recueil n’étaient pas destinés à la publication, ils l’ont été à titre posthume. C’est assez net dans les trois premiers textes qui sont moins structurés, alors que le dernier est très argumenté et d’une pensée plus rigoureuse.

Simone Weil appartient à la grande famille des mystiques, courant que l’on trouve dans le judaïsme (la Cabbale), l’islam (le souffisme) et bien sûr dans le christianisme (grandes figures comme Catherine de Sienne, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Padre Pio et bien d’autres, chez les protestants, courants évangélique et pentecôtiste). La particularité de la mystique est de croire qu’un contact personnel est possible entre le croyant et son Dieu et de rechercher ce contact, cette union mystique. Ce phénomène s’accompagne parfois de signes divers qui varient selon les courants confessionnels, par exemple transverbération ou stigmates chez les catholiques (très rares) ou la glossolalie chez les pentecôtiste et les charismatiques catholiques (fréquent).

Pensée sans ordre concernant l’amour de Dieu : Simone Weil constate que rien ne peut véritablement combler l’homme. La vie est une suite de désirs, dès que l’un est satisfait, l’on se met aussitôt à désirer autre chose. Même les révolutionnaires ne seraient pas satisfaits si la révolution réussissait, parce qu’ils y perdraient leur raison de vivre. La vie n’est supportable que par le mensonge. Le mal est un mélange de souffrance et de péché. Et nous avons tendance à reporter le mal qui est en nous sur ce qui nous entoure. Mais si nous reportons ce mal sur quelque chose de totalement pur, le mal est vaincu peu à peu. Le Notre Père et l’adoration du Saint sacrement sont des choses tout à fait pures qui nettoient le mal en nous. Les textes et objets sacrés, la nature, les humains en qui Dieu habite et les œuvres d’art d’inspiration divine sont les seuls objets purs ici-bas et viennent de la présence de Dieu dans notre monde. Le contact avec ces objets purs transforme le mal en nous en amour. Simone Weil utilise ensuite une sorte de parabole agricole où Dieu est le soleil et Jésus la chlorophylle nécessaire à la vie, c’est une image de la Grâce. Pour elle, la vie réelle des agriculteurs est difficile et monotone, ce qui leur permet de se tourner plus facilement vers Dieu.

Réflexions sans ordre sur l’amour de Dieu : Notre être a pour substance l’amour que Dieu nous porte. Son amour ne se manifeste pas seulement dans la Passion, mais déjà dans la Création où il a offert la vie à des êtres médiocres comme nous, des êtres soumis au péché. Nous sommes très loin de Dieu et il a fait le chemin jusqu’à nous. Notre amour est la réponse à Son amour. La Création n’est pas séparable de la Passion. Le mal met une distance infinie entre Dieu et nous. Il nous faut apprendre à aimer Dieu à travers toutes les circonstances de nos vies, bonnes ou mauvaises, parce que derrière toute réalité, il y a Dieu. Il faut adopter une immobilité spirituelle et obéir aux commandements de Dieu, ce qui nous demande souvent patience et capacité de souffrir, c’est une image de la crucifixion dans nos vies. Il nous faut tourner notre regard vers Dieu uniquement et lui offrir tout notre amour. Nous devons refuser tous les faux dieux que notre nature charnelle désire servir. Nous devons regarder et chercher Dieu uniquement, alors Dieu viendra nous rejoindre. Nous devons lutter contre notre nature charnelle.

Lettre à Joe Bousquet (12 mai 1942) : Lettre de réflexion sur l’amour et sur la guerre. Trop de gens n’ont pas conscience de ce qu’est vraiment la guerre. On retrouve l’idée de l’immobilité spirituelle qui permet à la graine d’amour de s’épanouir. L’âme doit choisir entre le mal et le bien et ce choix est déterminant, l’âme ne peut ensuite retrouver sa virginité. Notre intelligence ne nous permet pas de nous distancer du mal en nous, mais simplement de le discerner, de sentir la répulsion qu’il nous inspire afin d’accueillir l’amour de Dieu. Simone Weil explique souffrir depuis douze ans d’une douleur insupportable et épuisante à la jonction du corps et de l’âme. Elle parle de sa foi, qui l’habite depuis l’enfance, mais en 1939, elle fait l’expérience de la rencontre personnelle et mystique avec le Christ. Elle parle ensuite de sa souffrance et du mépris qu’elle a pour elle-même, elle ne s’aime pas et est étonnée d’avoir des amis qui l’aiment, elle se sent indigne de cet amour.

L’amour de Dieu et le malheur : Le malheur est quelque chose de spécifique qui s’empare de l’âme, il est distinct de la douleur ou du chagrin. Le malheur est un déracinement de la vie, une image de la mort, souvent lié à la douleur physique. Il atteint la personne sur le plan physique, psychique et social. Il n’est pas étonnant que des innocents soient torturés ou tués, puisqu’il y a des criminels pour accomplir ces actions. Il n’est pas étonnant que la maladie existe, mais il est étonnant que Dieu ait donné au malheur la puissance de saisir l’âme des innocents. Le Christ connaît le malheur lors de la Passion. Job est moins un personnage historique qu’une figure du Christ. Le livre de Job est une merveille de vérité et d’authenticité. Le malheur rend Dieu absent pendant un temps, une sorte d’horreur submerge toute l’âme qui n’a plus rien à aimer. Si l’âme ne continue pas à aimer à vide, l’absence de Dieu devient définitive et elle tombe dans l’équivalent de l’enfer dès l’ici-bas. Ceux qui répandent le malheur tuent des âmes. Si Job crie si désespérément son innocence, c’est qu’il n’arrive plus à y croire, au dedans de lui, son âme prend le parti de ses amis. « Il a été fait malédiction pour nous », ceci ne concerne pas seulement le corps du Christ, mais aussi toute son âme. Tout innocent dans le malheur se sent maudit. Un effet encore plus pervers du malheur est de rendre l’âme complice et finalement la personne refuse même d’en sortir. On peut voir le malheur comme une distance. Lors de la crucifixion, Jésus a parcouru cette distance maximale entre Dieu et Dieu. Les malheureux sont au pied de la croix, presque à la plus grande distance possible de Dieu. Le péché n’est pas une distance, mais une mauvaise orientation du regard. Le Christ n’est pas mort comme un martyr, mais comme un malheureux, un criminel de droit commun. Dieu est amour et il s’aime lui-même par le lien d’amour qui unit les trois personnes de la Trinité. Mais il y a aussi une distance infinie entre Dieu et Dieu, distance dans laquelle le monde subsiste. Les lois charnelles sont une mécanique implacable et le criminel est comme une tuile tombée du toit par un jour de vent, sa seule faute consistant à avoir choisi un jour d’être cette tuile. Mais si nous regardons à Dieu, la matière devient obéissance à la volonté divine et nous pouvons l’aimer. Lorsqu’il nous parle des lys des champs, Jésus nous propose l’obéissance de la matière. Le lys ne choisit pas sa couleur, il la reçoit de Dieu. En choisissant l’obéissance, on perçoit les choses du point de vue de Dieu et la beauté de toute chose peut se révéler à nous. L’obéissance à Dieu est un apprentissage qui se fait peu à peu. La joie et la douleur sont des dons aussi et il faut apprendre à les savourer sans les mélanger, toutes les deux nous permettent de grandir dans l’amour de Dieu. Mais le malheur n’est pas la douleur, il n’est pas un outil pédagogique de Dieu. Nous sommes créés pour dire OUI à Dieu. A ce moment il plante une graine en nous et il ne nous reste plus qu’à attendre. Toutefois la croissance de cette graine est douloureuse pour notre nature charnelle, nous devons arracher les mauvaises herbes qui l’empêchent de croître. L’auteur nous encourage à regarder vers le Christ si le malheur nous frappe. Et même si le malheur n’est pas une punition, nous sommes des complices passifs des crimes et injustices qui marquent nos sociétés (rappelons-nous que ce texte date de 1942). Notre humanité est placée sous le signe de la faiblesse et nous pouvons aimer cette faiblesse qui nous rapproche de la croix.

Un livre très difficile à présenter et surtout à résumer vu sa grande richesse. Il souligne la nécessité absolue pour l’homme d’être en relation avec son Créateur, car rien d’autre ne peut remplir le vide infini qui est dans son cœur. Ce livre parle aussi beaucoup du mal, mais ne cherche pas à l’expliquer, il est juste dans la nature des hommes et des choses. Les hommes ne peuvent y échapper que par grâce. Ces textes ont été écrits durant la guerre et le mal prend un sens tout particulier dans ce contexte. Le mal suprême, c’est le nazisme, même s’il n’est pas nommé explicitement. Simone Weil souligne fortement que les nazis ne tuent pas que les corps, mais aussi les âmes en les plongeant dans le malheur. Pour elle, contrairement à la théologie traditionnelle et les textes bibliques, ce n’est pas le péché qui sépare radicalement de Dieu, mais le malheur. La figure de Job est centrale dans le dernier texte, tout comme le Christ abandonné lors de la Passion. On voit déjà une première ébauche de réflexion sur l’absence de Dieu qui connaîtra un grand développement après la guerre chez les théologiens juifs et chrétiens (Buber et autres). Malgré ce terrible contexte, Simone Weil veut continuer à croire que Dieu reste présent au fond du malheur.