Après l'Expansion, qui appartient quasiment à la légende (toute cette énergie disponible pour tous, tous ces animaux, tous ces fruits, qui peut y croire vraiment ?), après la Contraction, dont certains se souviennent, le Royaume a survécu. Grâce à son roi Rama XII qui a construit les digues et installé les pompes pour tenir à distance l'océan qui menace Bangkok, et qui a confié au ministère de l'Environnement la tâche de refouler la pollution extérieure. Mais chassez un farang par la porte, il en entrera dix par la fenêtre... Et au roi ferme a succédé une Reine Enfant, dont le Grand Protecteur est lié au ministre du Commerce, pour qui est bon tout ce qui promet un profit.
Dans cette atmosphère potentiellement explosive, le roman raconte les destins entrecroisés de Jaidee Rojjanasukchai, le Tigre de Bangkok, l'homme du ministère de l'Environnement, de son lieutenant, Kanya, dont toute la famille a été tuée par les chemises blanches de ce même ministère, d'Anderson Lake, le farang dont l'usine de piles à ressort n'est guère qu'une couverture pour trouver la source de ces fruits qui semblent ressortir du néant, de Hok Seng, le yellow card chinois qui a tout perdu en Malaisie et qui essaie de se reconstruire une vie en Thaïlande, et d'Emiko, la fille automate, abandonnée par son propriétaire japonais, et qui ne survit dans ce pays où elle est interdite que grâce aux pots-de-vin que verse son nouveau propriétaire, Raleigh, et pour un prix que, de plus en plus, elle estime trop élevé.
Ce roman a reçu les prix les plus prestigieux du genre (Hugo, John W. Campbell Jr et Locus 2010, Nebula 2009) et ce n'est pas étonnant, car il est excellent. Le monde et la société dépeints ou esquissés sont vraisemblables dans un futur à moyen terme (pour de la SF, s'entend !), et cohérents, avec le retour à l'utilisation du charbon, l'usage du méthane et de la force animale, les virus mutants, mais aussi le développement des manipulations génétiques, soit sur les plantes, avec du coup la mainmise des grands semenciers, soit sur les êres vivants animés, animaux, et même humains, avec le personnage titre. Les questions éthiques que soulève l'existence de ces êtres "non-naturels" sont abordées plutôt en filigrane, notamment par la mise en relief de ce qui les rapproche et les différencie de l'humanité "normale".
En effet, un peu de réflexion montre la proximité entre Kanya et Emiko, malgré leurs différences évidentes : toutes deux ont un lourd passé dont elles peinent à se libérer, et c'est précisément cette libération que raconte le roman ; toutes deux sont dévouées à leur "maître", si le mot n'a pas tout à fait le même sens a priori pour l'une et l'autre.
Le roman est raconté du point de vue des Thaïs, ou du Chinois Hok Seng, et cela explique sans doute la relative transparence des farang, qui ne sont guère que des obstacles ou des outils interchangeables, peu ou pas du tout fiables, et à jeter après usage. Après un début un peu difficile pour le lecteur, jeté sans préparation dans un monde totalement étranger qu'il voit successivement par les yeux de plusieurs personnages très différents, les repères se mettent en place, la richesse du tableau se révèle, et c'est un vrai plaisir de lecture. Incontestablement l'un des plus grands romans de science-fiction de ces dernières années.