"Je vais vous raconter une histoire d'il y a très longtemps..."
Qu'il est difficile de bien comprendre les dernières paroles des mourants, alors qu'elles sont l'ultime souvenir que l'on conservera d'eux... Sandra en fait l'amère expérience à la mort de sa mère, et garde en tête une terrible sentence - "Tant que tu penseras à moi tout le temps, sans jamais m'oublier plus de cinq minutes, je ne mourrai pas tout à fait." - qu'elle va prendre au pied de la lettre. Les premières semaines de deuil passées, quand elle se surprend à ne pas penser à sa mère pendant quelques secondes, elle panique et culpabilise. Pour y remédier, elle fait sonner sa montre toutes les cinq minutes pour s'obliger à continuer à penser à la défunte.
Cette habitude va compliquer la vie du père de Sandra. Comment se remarier avec une fille ayant une lubie aussi bizarre ? Il va y parvenir pourtant, en usant d'une bonne dose de charme servile envers sa nouvelle promise et en choisissant d'ignorer superbement sa fille, ses souffrances et ses sentiments.
Cette nouvelle vie va donner à Sandra l'occasion de rencontrer un prince à l'existence pas tellement plus simple que la sienne : le jeune homme n'a pas vu sa mère depuis une dizaine d'années, il n'a jamais eu de nouvelles d'elle, mais chaque soir, le roi parvient à le convaincre que sa mère, retenue au loin par une grève des transports, va enfin lui téléphoner.
Joël Pommerat offre aux lecteurs, avec cette pièce de théâtre, une réécriture moderne et très libre du conte de Cendrillon. On y retrouve quelques uns des thèmes présents dans le conte classique, qu'ils soient fidèles à l'original (la jeune fille réduite en esclavage par sa belle famille, le bal, la rencontre avec le prince) ou modernisés (une histoire de basket en lieu et place de la pantoufle de vair/verre, une fée marraine pas vraiment efficace qui fume comme un sapeur et jure comme un charretier).
Et puis - c'est là que ça devient vraiment intéressant -, l'auteur met l'accent sur d'autres thématiques présentes à l'état embryonnaire dans les versions anciennes du conte. La jalousie de la belle-mère est ainsi développée : elle va ici non seulement tenter de caser ses filles avec le prince, mais aussi de se faire elle-même princesse...
Mais dans cette version, c'est surtout le deuil qui est mis en avant. Dans le conte classique, la situation de départ - la perte de la mère - n'est que prétexte à installer un contexte dans lequel le père va pouvoir se remarier et ainsi faire entrer la marâtre dans la vie de Cendrillon. Et l'intrigue peut dérouler son fil. Dans la pièce de Joël Pommerat, c'est non pas le remariage du père, mais le deuil de Sandra qui va servir de fil conducteur à l'intrigue. Il influe sur le comportement de la jeune fille, et donc sur les réactions de son entourage. Il lui offre un sujet de conversation de choix avec ce prince, lui aussi sans mère. Et surtout, il exprime combien le malentendu initial entre Sandra et sa mère est plus destructeur que la mort en elle-même.
Un important appareil critique complète l'ouvrage et permet d'apprécier pleinement la portée de cette réécriture moderne et sombre. On adhèrera ou non à cette nouvelle version de Cendrillon, mais cet éclairage novateur du conte traditionnel est vraiment intéressant à découvrir.