Les Chroniques de l'Imaginaire

Le dieu venu du Centaure - Dick, Philip K.

Trois planètes, six lunes : tel est le territoire désormais occupé par l’humanité. Les colons recrutés de force par les Nations Unies pour habiter ces territoires inhospitaliers y mènent une vie spartiate et déprimante. Leur seul moyen d’échapper à leur situation sans espoir, au moins pour quelques heures, c’est le D-Liss : une drogue qui permet de se translater collectivement dans un monde onirique semblable à la Terre, ou tout au moins semblable au Combiné Poupée Pat qui sert de support à l’évasion. Pour un colon, prendre du D-Liss est quasiment une question de survie. Autant dire que Léo Bulero, patron de la multinationale Combinés Poupée Pat et de sa branche occulte qui distribue le D-Liss, peut se frotter les mains, tant son business est bien établi.

Mais voilà qu’au retour d’un voyage vers Proxima du Centaure, l’aventurier Palmer Eldritch ramène dans ses bagages un lichen extraterrestre très particulier. Celui-ci permet de produire le K-Priss, qui pourrait bien faire forte concurrence au D-Liss. En effet, cette nouvelle drogue propulse dans un univers hallucinatoire hyper-réaliste, sans besoin du support d’un combiné : une expérience quasiment religieuse. De quoi séduire les colons déçus, mais aussi les Terriens découragés par leur vie sur une planète devenue surchauffée et surpeuplée. Pour Léo Bulero et son bras droit Barney Mayerson, la conclusion est claire : Le K-Priss est dangereux. Ils ignorent encore qu’au danger financier s’ajoute une menace largement plus terrifiante.

Cette brève présentation vous donne une idée générale de l’histoire, mais laisse de côté toute la richesse de l’univers mis en œuvre. Certes, on n’est pas entièrement dépaysés, car on voit bien qu’il s’agit du prolongement de notre société actuelle, avec une touche d’exotisme liée aux nombreux néologismes inventés par l’auteur. La Terre du futur est devenue un endroit où il est difficile de vivre. Le climat s’est réchauffé au point que la simple exposition au soleil peut tuer, seules les zones polaires restant agréables. Pour pallier à cet état de fait, l’ONU a encouragé la colonisation du système solaire. Hélas, la vie dans les colonies de l’espace est encore moins attractive, les colons se terrant dans des tanières où ils essaient d’échapper à leur sombre quotidien par la drogue. Bref, il n’y a plus guère que les nantis qui vivent dans des satellites pour être satisfaits de leurs conditions de vie.

Plus déroutante pour le lecteur est la mode pour l’évolution accélérée : les riches se paient des E-thérapies qui font muter leur corps (pour le rendre plus résistant à la chaleur) mais aussi leur esprit (en leur octroyant par exemple des capacités de réflexion plus étendues). Et c’est sans compter les précogs, ces gens qui ont des visions de l’avenir plus ou moins précises, plus ou moins justes. Ce que voit un précog ne se réalise pas forcément, ce n’est qu’un futur probable. Ceci entraîne un questionnement sur la prédétermination : que faire si un précog prévoit un meurtre, faut-il essayer de l’empêcher ? On reconnaît sans peine un thème déjà abordé dans la nouvelle Minority report.

Autre thème cher à Philip K. Dick et qu’il approfondira à d’autres occasions : la modification de la réalité, sa frontière avec l’illusion. Le D-Liss provoque un rêve collectif dans lequel il est relativement aisé de conserver une certaine maîtrise des événements et la conscience de ne pas être dans la vraie vie. A l’inverse, le K-Priss entraîne la personne qui l’a prise dans une hallucination si réaliste qu’on ne peut jamais être sûr d’en être réellement sorti, ainsi que dans des futurs alternatifs parfaitement crédibles où l’on peut même se rencontrer soi-même. De quoi faire froid dans le dos, surtout quand on sait que Palmer Eldritch joue au démiurge et exerce le contrôle sur ces univers chimériques…

Cet excellent roman est pour moi l’un des plus réussis de Philip K. Dick, dont il est parfaitement représentatif. Le récit est complexe, portant à la réflexion, parfois difficile à suivre surtout à l’approche de la fin. Mais il est également prenant, avec des personnages non exempts de défauts et un univers qui n’a pas si mal vieilli, ce qui en fait un livre qui se lit tout seul.