Nous sommes en 1899, quelque part dans la savane africaine. Un soldat noir est assis à côté du cadavre d'un blanc. Il semble à la fois l'avoir tué (ses mains sont ensanglantées), et surveiller la dépouille. Bientôt, un esprit s'adresse à lui. Il dit être l'esprit de la colonne Boulet Lemoine, une colonne qui a sillonné l'Afrique au nom de la France, et qui a semé mort et terreur partout où elle passait.
On retrouve le capitaine Boulet et le lieutenant Lemoine, quelque temps plus tôt, à Paris, devisant dans un des nombreux bordels de la capitale. L'armée est en période de déclin, au grand désespoir de Boulet, qui voit d'un mauvais il les anglais et les allemands continuer à conquérir les colonies (notamment africaines), tandis que la France semble freiner sur le sujet. Ainsi, le ministre fait appel à eux pour être à la tête d'une colonne faite de tirailleurs africains et d'auxiliaires, pour aller du Sénégal vers le Tchad, au nom de la France, et ce avec un budget extrêmement serré.
Mais Boulet et Lemoine sont des hommes sanguinaires, pour lesquels la vie d'un nègre ne vaut pas un clou, comme le veut d'ailleurs le contexte de l'époque. Alors, ils commencent le recrutement au Sénégal, et n'ont aucune peine à trouver des gamins qui sont fiers de porter un bel uniforme, et de servir pour la France. Des gamins qui sont également fiers de porter un fusil, et qui ne demandent qu'à s'en servir, semant la mort et la terreur dans chaque village qu'ils mettent bien souvent à feu et à sang...
Ce premier tome de La colonne, raconté par Dabitch (La ligne de fuite) et mis en image par Dumontheuil (Le landais volant chez le même éditeur, Malentendus, Qui à tué l'idiot ? chez Casterman), est inspiré de faits bien réels. Même si les noms ont changé, c'est avec un certain effarement que l'on découvre le contexte de ce livre, tout simplement parce que personnellement, c'est la première fois que j'entends parler de ces faits historiques !
Ainsi, le livre contient des scènes difficilement soutenables, et n'est donc pas sans choquer. Non pas particulièrement dans les images de Dumontheuil (même si elles ont une grande force d'évocation), mais plutôt dans l'ambiance de l'expédition en question. On attribue des milliers de morts à cette colonne, et il faut bien s'imaginer que seuls huit blancs en faisaient partie (dont notamment Boulet et Lemoine). Ce sont donc bien des africains qui sentre-tuaient, sous les ordres de la France. Ni plus ni moins...
Dabitch parvient en tout cas à rendre ces deux personnages principaux tout à fait crédibles, dans deux styles totalement différents. L'un, Boulet, est quelqu'un de sanguin et de direct qui ne supporte pas l'inaction. L'autre, Lemoine, est un fils de général bien plus réfléchi, bien que cachant un monstre sanguinaire peut-être pire que son acolyte. Les dessins de Dumontheuil sont une nouvelle fois magnifiques, et inimitables. Un dessinateur qui a sa propre empreinte, cela est de plus en plus rare et mérite d'être de nouveau signalé.
La colonne constitue ainsi une plongée dans un épisode parfaitement noir de notre pays. Le livre est accompagné d'explications sur le contexte historique. Il devrait être mis entre toutes les mains, non seulement par sa qualité irréprochable, mais aussi et surtout par le devoir de mémoire qu'il ne manque pas de susciter.