Les Chroniques de l'Imaginaire

Autobiographie d'une machine ktistèque - Lafferty, R.A.

La taille d’un hangar, l’intelligence de ses créateurs, la maturité d’un enfant : tel est Epiktistes, le dernier né de l’Institut pour la Science Impure, une machine pensante dont le nom signifie « celui qui crée ». Il a été conçu pour répondre à toutes les questions, à l’aide de sa banque de données colossale et de son esprit supérieur. A sa naissance, on lui a attribué trois taches principales : « établir ou créer un chef, un amour, une liaison ». C’est le récit de ces trois taches, de ces trois fiascos, qui nous est révélé ici par Epikt lui-même.

J’ai pris peu de plaisir à lire ce livre, je ne l’aurais probablement pas terminé si je n’avais pas dû en faire la chronique. Le narrateur, Epikt, est imbu de lui-même, il se croit infiniment supérieur aux Humains. Cette suffisance et cette prétention sont telles qu’on a envie de lui donner des claques, si cela pouvait le faire réagir. Il est certes doté de capteurs qui lui permettent de ressentir pas mal de choses de son environnent, et également ce qui s’apparente à des émotions, mais il n’a rien d’humain, il ne partage pas nos valeurs. Il voit les choses d’une façon bien à lui, nous les présentant d’une manière que l’on soupçonne n’avoir pas grand-chose à voir avec la réalité. S’il était humain, on n’hésiterait guère avant de déclarer qu’il est fou.
Mais après tout, son aliénation n’est pas forcément étonnante, vu qu’il est constitué de l’amalgame de tous les esprits des personnes dont il a absorbé le précis, et que toutes les personnes ayant présidé à sa conception semblent un brin dérangées. En effet, au fil des pages et entre les délires relatant l’histoire d’Epikt depuis sa naissance, on découvre aussi la présentation systématique de tous les membres de l’Institut (ainsi que des pièces rapportées qui n’en font pas officiellement partie mais gravitent autour, vivants ou morts) : des génies certes, mais qui sont tous complètement allumés et résolument bizarres.

Au final, cela donne un texte psychédélique, avec des listes à rallonge d’éléments incongrus, des comparaisons poétiques qui viennent d’on ne sait où sans grand rapport avec l’objet décrit, ou des dialogues dont les répliques s’enchaînent sans queue ni tête. Le style littéraire est vraiment pompeux, privilégiant la recherche de vocabulaire volontairement obtus à l’intérêt du contenu du récit. Bref, j’ai trouvé la lecture vraiment laborieuse.

Comme j’ai conscience que cet avis négatif est vraiment tranché, et de manière exceptionnelle, je vous laisse juge avec deux extraits qui vous donneront une bonne idée de ce roman. Dans le premier (p. 144), deux extensions mobiles d’Epikt dialoguent entre elles dans un échange assez fantastique :

“Où sont les lyres célestes et leur faux dégoulinando face à la complainte méchante des guitares ? Voilà je crois le test suprême de l’amour : les guitares. Je veux les guitares.”
“Nous essaierons de trouver quelques pousseurs de complaintes”, me dit la motte (ce porc opulent) ; “mais ce ne sera pas facile. La complainte est fuyante. Et la mélodie a tendance à s'échapper. Mais il reste quelques pousseurs de choc, nous essaierons d’en trouver.”
“Pourquoi les gens sont-ils tous différents ?” dis-je. (Mon primitivisme est sérieusement ébranlé : il commence à craquer de tous côtés.) “Pourquoi ne sont-ils pas semblables dans leur crassouillerie ?”
“Il faut beaucoup de travail pour préserver la similitude.”
“Et où sont les lunettes lavande ? Où sont les pieds nus, les barbes, les odeurs corporelles envahissantes ?”

Dans ce deuxième extrait (p. 268), Epikt extrapole la forme de l’univers à partir des données en sa possession :

Je traitai les données de formes et de structures qui m’avaient été fournies : données standard et données conventionnelles que les gens de l’Institut recueillaient depuis des années (y compris les données originelles de Cecil Corn), données nouvelles recueillies dans une finale explosion de folie (non, pas de folie : de sagesse, de singulière sagesse) ; données irrégulières et ridicules, données sauvages d’escargots de mer et de galaxies inversées, de taches de rousseur sur un grain de silice et d’empreintes de souris fiévreuses (et d’enfants fiévreux, et d’éclairs bleus qui emportent les enfants fiévreux), données du monde machinal du fer chaud et du monde d’ondins du verre froid, données des mythiformes et des novaformes.
Les écrans multidimensionnels s’allumèrent. Les structures de formes devinrent de plus en plus perceptibles. Les personnes humaines étaient bouche bée devant ce spectacle grandiose, et moi la machine ktistèque je gémissais.
C’était là devant nos yeux dans toute sa puissance livide ! C’était passionnément présent, mais pas encore complètement perçu. C’était la structure et la forme du cosmos, authentiquement étalées dans le ventre pulsant de la transcendante machine ktistèque qui était moi. Ou bien étais-je en elle ? Où est l’endroit et où est l’envers ?

Ce livre n’est pas sans intérêt, mais pour ma part j’aurais largement pu m’en passer.