Les Chroniques de l'Imaginaire

Nu dans le jardin d'Eden - Crews, Harry

Jack O'Boylan est parti. Garden Hills est orpheline. Les usines et les sites d'extraction du phosphate sont à l'arrêt depuis déjà plusieurs années, et seules quelques familles se raccrochent encore à l'espoir de voir revenir celui par qui le miracle était arrivé. Mais Fat Man, lui, sait bien qu'il ne reviendra jamais. Dans sa maison du haut de sa colline, il essaie comme il le peut de maintenir à flot le simulacre de ville qui l'entoure et dont il est désormais le propriétaire. Pas si simple, d'autant qu'il faut aussi tenter de contrôler miss Dolly, rentrée de New York sans nouvelle de O'Boylan mais avec la certitude qu'elle peut faire revivre Garden Hills, même si ses méthodes ne paraissent pas toujours très orthodoxes.

Quelle sensation !

La maitrise du style et de l'émotion est indiscutable. Harry Crews avait tapé fort, et, quand je constate l'effet que peut produire ce livre aujourd'hui, j'imagine aisément la bombe qu'il a dû être en 1969 dans une Amérique encore très puritaine.

Les personnages sont tous atypiques, et l'on pourrait presque les classer en trois catégories : les naïfs, les éclairés fatalistes et ceux en transition. C'est fort, très fort. Chaque trait est poussé à un extrême, qui rend certains passages presque dérangeants, presque impudiques. Fat Man, ses deux cent quatre-vingt kilos et ses cannettes de Metrecal, Jester, et sa carrière de jockey ratée, Miss Dolly et ses projets fous... Tout y est, dans un mélange improbable et harmonieux.

L'ambiance volontairement grotesque donne un côté surréaliste à ce récit, qui permettrait finalement de le transposer à n'importe quelle époque ou dans n'importe quel pays. La caricature est énorme mais ne vise certainement qu'à pointer du doigt les failles d'un système et, au travers de cela, tout simplement les failles de l'homme, un peu comme pour en souligner l'humanité. Alors oui, quelque fois, c'en est presque trop, mais le résultat est homogène et particulièrement efficace. Attention à la scène finale, dantesque s'il en est, que je vous conseille de prendre au énième degré...

Si je suis bluffée par le talent et la simplicité avec laquelle l'auteur a "accompli" cette œuvre, j'ai pour autant du mal à qualifier cette œuvre de coup de cœur, tant il me reste une sensation de malaise, de mélancolie au moment de fermer ce livre. Le but est atteint, mais je ne suis pas sûre que ce fut le mien à l'instant où j'ai commencé ma lecture.