Les Chroniques de l'Imaginaire

La justice de l'ancillaire (Les chroniques du Radch - 1) - Leckie, Ann

Il se fait appeler Breq et dit venir du Gérantat : un système n’appartenant pas au Radch, aussi lointain par rapport à celui-ci que par rapport à la planète Nilt où Breq se trouve actuellement. Il est venu ici dans un but précis, qu’il poursuit activement depuis près de deux décennies, et il ne s’en laissera pas détourner.
Dix-neuf ans plus tôt, le Radch, empire agressif enchaînant conquêtes sur conquêtes, finalisait sa dernière annexion, celle de la planète Shis’urna. La lieutenant Awn avait été postée sur une des villes principales de la planète, assistée par la décade Un Esk du vaisseau Justice de Toren : vingt ancillaires, des corps humains contrôlés par l’IA du vaisseau, partageant son esprit mais pouvant agir de manière autonome. Quelques troubles et machinations plus tard, la lieutenant Awn était morte, le Justice de Toren détruit et le segment ancillaire Un Esk Dix-Neuf restait le seul survivant…

Intéressée par la présentation de ce space opera récent, j’ai eu l’agréable surprise en le recevant de découvrir qu’il avait reçu un belle brochette de prix littéraires de renom, notamment la triple couronne « Hugo / Locus / Nebula » dont tout amateur de science-fiction sait bien qu’il s’agit de valeurs sûres. C’est donc avec gourmandise que j’ai attaqué ma lecture, et - passé un petit temps pour bien rentrer dans l’histoire - je n’ai effectivement plus décroché.

L’empire radchaaï est une civilisation raffinée mais avant tout militaire, avec une stratégie d’expansion perpétuelle qui n’a été stoppée que récemment. L’auteure insiste à loisir (et de manière parfois un peu trop appuyée et répétitive) sur les détails, importants ou anodins, de cette société : clientélisme à outrance, goût immodéré pour le thé, pudeur associée au port de gants convenables…
Une autre caractéristique marquante du Radch est son insensibilité au genre masculin/féminin, avec un langage neutre et des modes vestimentaires non sexuées. Pour Breq, cela se traduit par de grandes difficultés à s’adresser à des non radchaaïs, et des erreurs fréquentes dans ses suppositions sur le genre de la personne à qui il s’adresse. Pour le lecteur, cela rend la lecture légèrement pénible et déroutante, car le traducteur a opté pour une féminisation à outrance, quasi systématique mais partielle ; on peut ainsi trouver des pronoms féminins suivis de noms masculins, avec des adjectifs accordés ou non sans que l’on puisse déterminer de règle, ou encore des mots qui sonnent curieusement : quelqu’une, une cousin, une être humaine… A priori, on ne sait jamais au départ si un personnage est un homme ou une femme, et j’ai eu quelques déconvenues en le découvrant souvent trop tard, m’étant déjà fait une image mentale de la personne en question, ou en cherchant désespérément à découvrir son genre sans qu’il ne soit jamais réellement mentionné.

Le récit, fait à la première personne par Breq, alterne deux trames. Dans la première, le présent, il court après un objet qui l’intéresse énormément, secourt une ancienne connaissance, planifie une approche de la Maître du Radch, bref il vit au jour le jour en préparant sa vengeance. Dans la deuxième, nous découvrons ce qu’il s’est passé dix-neuf ans plus tôt, et qui a entraîné le fait que désormais Breq soit isolé. La première histoire est plus passionnante que la deuxième, mais celle-ci est nécessaire pour bien comprendre les enjeux.
J’ai beaucoup aimé le personnage de Breq, élément d’une intelligence artificielle multiple qui se retrouve à son grand dam fragmenté, solitaire. Il a toujours des souvenirs de la période où il était multiple, composé d’un vaisseau et de nombreux ancillaires, mais il a perdu les facultés du vaisseau (qui savait tout de ses occupants, avait accès à une grande base de connaissances…) et il est désormais seul au monde. Pour les Radchaaïs, il n’est qu’une pièce de matériel, une partie de vaisseau, bref pas humain malgré le corps qu’il occupe. Et il n’est certes pas humain, puisque sa conscience est celle - artificielle - d’un vaisseau, mais il n’en est pas moins conscient, intelligent, sensible. Diablement attachant, avec sa petite manie de chantonner tout le temps.
Un autre personnage va être aux côtés de Breq tout au long du livre : la lieutenant Seivarden Vendaaï, que Breq a connue longtemps auparavant sans vraiment l’apprécier, dont il ne sait que faire mais dont il rechigne à se débarrasser. Au début peu sympathique, il évolue, de manière un peu rapide d’ailleurs. Nul doute que l’on aura finalement plaisir à le retrouver par la suite.

J’ai lu quelques critiques négatives dont les auteurs reprochaient à cet ouvrage son manque d’originalité, s’indignant qu’il ait pu recevoir autant de prix. Certes, les idées présentées par Ann Leckie ne sont pas neuves et peuvent être retrouvées au hasard des pages d’autres romans, elle ne s’en cache d’ailleurs pas, mais elle a su les assembler en un tout cohérent et fort agréable à lire, un livre prenant que l’on dévore d’une traite. Pour ma part, je suis sûre que ce roman va me laisser une trace et m’accompagner un moment encore, et je le conseille sans souci à tout amateur de science-fiction. Et j’attends de pied ferme de pouvoir découvrir au printemps prochain la suite de cette trilogie, qui a d’ores et déjà raflé quelques prix elle aussi !