A la mort de son père, un général de l'empire de Kitai, Shen Tai a choisi de ne pas suivre la tradition : plutôt que de garder le deuil dans sa demeure familiale, il a décidé d'honorer le défunt au bord lac du Kuala Nor, en enterrant les morts laissés sans sépulture depuis deux décennies. Dans cet ancien champ de bataille, les combats Kitai/Tagur se sont succédés sans répit pendant des années, et les ossements jonchent le sol à perte de vue. Personne ne vient jamais dans ce lieu maudit, hanté par d'innombrables fantômes. Pendant deux ans, Tai a ainsi œuvré en solitaire dans ce coin perdu au cœur des montagnes.
"Le monde vous offre parfois du poison dans une coupe incrustée de pierreries, ou alors des présents stupéfiants. Il n'est pas toujours facile de distinguer l'un de l'autre."
Pour récompenser cette initiative courageuse et honorable, la princesse Chen-Wan du Tagur offre à Tai un présent extravagant : des chevaux sardes, des animaux si somptueux qu'ils sont connus sous le nom de "Chevaux Célestes", extrêmement rares en Kitai et donc extrêmement précieux. Une demi-douzaine de ces chevaux exceptionnels suffirait à faire de Tai la cible de tous les regards, de toutes les envies. Or la princesse en a offert rien de moins que deux cent cinquante, une quantité proprement ahurissante !
Tai vivra-t-il seulement assez longtemps pour prendre possession de ces précieuses montures ? Rien n'est moins sûr, tant ce cadeau démesuré attire les convoitises. Avant toute chose, Tai doit se rendre à la cour qui se tient dans la capitale de l'Empire, Xinan, pour faire part du cadeau au Fils du Ciel et trouver comment se débarrasser de cet encombrant présent. Dès les premiers pas, des assassins jalonnent sa route...
Après la Renaissance italienne, la Provence des troubadours, la Reconquista espagnole, l'empire byzantin ou les incursions des Vikings, Guy Gavriel Kay s'éloigne de l'Europe et nous propose un univers dérivé de la Chine du VIIIème siècle, sous la dynastie des Tang. Comme souvent, l'auteur a ajouté une légère touche de fantastique (les hurlements des fantômes, la magie chamanique des Bogüs) et pris des libertés avec sa source d'inspiration, cependant on reconnaît aisément le contexte de cette époque troublée par une guerre civile d'une ampleur sans précédent.
Le roman prend son temps pour démarrer, même si la fin du livre, relatant des événements historiques plus sanglants, est évidemment bien plus dynamique. Nous suivons les traces de Shen Tai dans un rythme doux et tranquille qui nous emporte cependant rapidement. Le jeune homme a du caractère, mais peine à trouver sa place. Il a servi dans l'armée, suivi les enseignements des guerriers kanlins puis étudié en vue de passer les examens impériaux menant à la charge de mandarin. Il a côtoyé les fantômes deux années durant pour ensevelir les morts. Maintenant, malgré ses ambitions modestes, le voilà propulsé parmi les grands de l'Empire, où les jeux de pouvoir peuvent être mortels et où la subtilité politique est de mise pour survivre...
Heureusement il va bénéficier d'amitiés inattendues et bienvenues : celle d'une guerrière kanlin qui s'attache à ses pas pour le protéger ; celle du plus illustre poète de son temps, un homme amateur d'alcool et de femmes mais qui n'en perd pas sa sagacité pour autant, connu sous le nom d'Immortel Exilé ; et celle de la concubine favorite de l'Empereur Taizu, la sublissime Wen Jian.
Le récit s'attache aussi aux pas de Li-Mei, la sœur de Tai, que le destin va mener dans les steppes bogües, parmi les nomades aux petits chevaux hirsutes, au nord de l'Empire kitan. Au fil des pages, d'autres personnages encore permettent parfois de donner d'autres points de vue, de découvrir l'envers du décor au travers de rapides coups d’œil.
Ce décor, c'est donc celui de la Chine médiévale. A force de conquêtes et de commerce, l'Empire kitan a atteint une taille et une grandeur phénoménales, il rayonne sur tout le continent. L'Empereur est vieux, et délaisse les affaires de l'empire au profit de la quête d'immortalité en compagnie de son envoûtante compagne. Celle-ci en a profité pour placer au poste de Premier Ministre son cousin, un ambitieux qui songe plus à son profit personnel qu'au bien de la Kitai. Dans les provinces, les gouverneurs militaires aux immenses pouvoirs se montrent les dents les uns aux autres.
Mais au delà des hautes sphères et de leurs intrigues, nous découvrons également une civilisation raffinée et sophistiquée, où la poésie et les arts imprègnent le quotidien. Les femmes y sont soumises aux choix de leurs familles, même si les courtisanes (beautés habitant les quartiers des plaisirs ou concubines de personnages puissants) jouent de leur beauté et usent de tous leurs talents féminins pour obtenir une parcelle d'influence.
Le style de Guy Gavriel Kay est inimitable. Il sait faire vivre des personnages magnifiques, avec beaucoup de force, dans des moments clés de l'Histoire. Comme souvent, il met en avant les moments où le destin bascule, entraînant à sa suite des peuples entiers.
Ce n'est cependant pas une lecture facile. Il faut rester concentré pour ne pas rater de détail de cette gigantesques épopée. L'auteur aime distiller ses révélations en laissant le lecteur dans l'attente pendant un moment, promettant des informations qui ne sont livrées que quelques pages plus loin. Par exemple, on apprend que tel personnage fait des propositions à tel autre, qui les accepte, mais nous ne saurons le détail de ces propositions que dans le chapitre suivant, ayant tout loisir de nous interroger à leur sujet avant de les découvrir. Dans d'autres cas, les personnages ne sont pas nommés, et le lecteur doit deviner de qui il s'agit à partir des indices glanés, ce qui est généralement évident mais demande parfois réflexion.
Parmi tous les autres ouvrages de l'auteur, celui-ci m'a beaucoup fait penser à La mosaïque de Sarance : dans les deux cas, on a un homme simple qui se retrouve soudainement à la cour, au contact des puissants et de leurs subtiles et redoutables compagnes. De tous ses ouvrages, ce n'est pas mon préféré (cet honneur allant sans conteste à Tigane et à Les Lions d'Al-Rassan) mais il m'a malgré tout emportée sans coup férir. Une excellente lecture, qui ne décevra pas les nombreux fans du maître de la fantasy historique.