Mureliane (M) : Il y a deux points évoqués durant le café littéraire sur lesquels j'aimerais revenir. D'une part, la place centrale de la revue Solaris dans les littératures de l'imaginaire au Québec, comme pépinière et « école d'écriture » ; et d'autre part, la solidarité entre les auteurs, et la forme qu'elle peut prendre.
Jonathan Reynolds (JR) : Il y effectivement un climat d’entraide entre les différents agents du milieu de la SFFQ (Science-Fiction et Fantastique Québecois), les éditeurs entre eux et avec les auteurs, les auteurs entre eux et avec les éditeurs… Je tiens à souligner que la solidarité existe aussi entre revues, notamment avec Brins d'Éternité et Clair Obscur. C’est un petit milieu, autant s’entraider pour arriver à notre but commun : offrir aux lecteurs des histoires dans les genres de l’imaginaire.
Philippe-Aubert Côté (PAC) : Les jeunes se parlent, dans ce milieu, et les relations sont, à mon sens, plus marquées par la collaboration que la compétition. Certes, j’ai déjà entendu quelques apprentis-auteurs se plaindre d’un « esprit de clique » : ils affirmaient que si on refusait leurs nouvelles et leurs romans, c’est parce qu’il existait dans le milieu SFFQ une clique de jeunes auteurs groupés autour de Solaris et Brins d'Éternité. Je ne partage pas ce point de vue parce que ceux qui s’en plaignaient avaient, comme point commun, d’écrire pour les mauvaises raisons : ils voulaient surtout publier pour la gloire, non pour l’écriture elle-même. Ils refusaient d’apprendre à bien écrire et, plutôt que de reconnaître que leur faiblesse résidait là, ils mettaient leurs échecs sur le dos des autres. Dans les faits, j’observe plus une grande convivialité : les jeunes auteurs de la SFFQ veulent écrire, ils sont passionnés et ils adorent discuter écriture, échanger des trucs et accueillir de nouveaux visages.
Jean-Louis Trudel (JLT) : Par rapport à ce que disait Jonathan, il y a eu une longue rivalité entre Solaris et Imagine…, mais cela n'empêchait pas les écrivains — dont Yves Meynard ou moi-même — de publier dans les deux revues. Esther Rochon, par exemple, a beaucoup fait l'aller-retour entre les deux. Elle a contribué à Requiem durant les années 1970, comme s’appelait Solaris avant de prendre ce nom en 1979, puis elle a co-fondé Imagine… avec Jean-Marc Gouanvic et un troisième auteur. Avant la disparition d’Imagine… à la fin des années 1990, elle publiait occasionnellement aussi bien dans Imagine… que dans Solaris. Le rôle de Solaris comme pépinière est sans doute moins important que son rôle comme école d’écriture. Solaris a surtout été la pépinière d'une seule génération d'auteurs, apparue entre 1974 et 1981 environ. Les chiffres que j’ai compilés démontrent qu’après cette période, elle a moins souvent publié les premiers textes d’auteurs (soit les premiers textes d’auteurs s’essayant à la SF pour la première fois, ou les premiers textes tout court) que d’autres publications, comme Imagine… ou des fanzines contemporains. Ceci s’explique. Elle a été très tôt subventionnée, et elle est considérée comme une revue professionnelle, au haut niveau d'exigence. Les nouveaux auteurs, souvent, y soumettent leurs textes en priorité, mais les publient ailleurs s'ils sont refusés, ou acceptés sous réserve de les re-travailler de façon importante.
JR : Personnellement, j’ai publié à de nombreuses reprises dans Brins d'Éternité entre 2004 et 2010, et quelques fois dans Clair Obscur. J’aimerais beaucoup leur soumettre à nouveau des nouvelles mais je manque de temps entre mes projets plus longs et mes autres chapeaux (co-éditeur aux Six Brumes, coordonnateur des revues Solaris et Alibis). Ce n’est pas parce que je travaille chez Solaris que je n’envoie plus de textes aux autres revues. C’est par manque de temps.
M : Avez-vous noté d'éventuelles tendances évolutives des auteurs (et/ou des lecteurs) par genre, au fil du temps ?
PAC : Bonne question. Mon impression subjective est qu’au début les auteurs démarrent par le fantastique ou l’horreur, mais je n’ai pas de faits pour appuyer ma perception. Je peux juste dire que c’est le cheminement que j’ai suivi. En effet, au début, j’écrivais surtout de l’épouvante et du fantastique et j’échouais à placer mes histoires dans des revues professionnelles. J’ai alors décidé de faire une pause et de réfléchir à ce que je voulais raconter. J’ai alors compris que la science-fiction était beaucoup plus ma tasse de thé. Toutefois, je ne sais pas si je suis représentatif de l’ensemble des apprentis-auteurs. Peut-être que Jean-Louis ou Jonathan ont des faits pour étayer une autre hypothèse ?
JLT : Sur une période plus longue, je discerne au contraire une évolution collective vers la fantasy. Il faut rappeler qu’au début, vers 1980, il y avait la science-fiction et le fantastique, voire l’horreur, mais que la fantasy était à peu près absente de la production canadienne-française. Quand Daniel Sernine signait Ludovic en 1983 ou que Luc Ainsley faisait paraître Kadel en 1986 ou que je signais Satan aussi a ses miracles en 1990, alors que Philippe Gauthier amorçait une trilogie de fantasy pour jeunes en 1990 avec L'Héritage de Qader et que Joël Champetier ouvrait le cycle de Contremont avec La Requête de Barrad en 1991, il s’agissait de précurseurs, mais aussi de textes et d’ouvrages assez isolés. Aujourd’hui, c’est l’avalanche. La combinaison du succès du Seigneur des anneaux au cinéma et de Harry Potter, tant en littérature qu’au cinéma, a suscité de nombreux émules. On le perçoit même dans certains parcours individuels : des auteurs comme Élisabeth Vonarburg ou Yves Meynard, qui signaient des textes de science-fiction durant les années 1980 et 1990, se sont beaucoup plus investis dans la fantasy à partir de la fin du siècle dernier. D’une manière moins tranchée, l’horreur a aussi acquis ses lettres de noblesse entre temps, en particulier grâce à une locomotive du genre comme Patrick Senécal. Mais de nouveaux fanzines et de nouveaux auteurs — comme Jonathan Reynolds — ont également contribué à cette montée de l’horreur comme genre à l’intérieur de la production. Du coup, et cela se voit dans les statistiques que j’ai extraites du DALIAF, le nombre d’auteurs de science-fiction a baissé relativement au nombre d’auteurs de fantastique ou de fantasy. Cette évolution se reflète aussi dans les décisions éditoriales de publier plus de fantasy pour jeunes ou pour adultes. Au Québec, on l’a très bien vu avec le succès de la saga des Chevaliers d’émeraude d’Anne Robillard ou des aventures d'Amos Daragon de l’auteur pour jeunes Bryan Perro. La science-fiction connaît depuis peu un certain regain, toutefois, grâce à la popularité de thèmes politiques, portés par exemple par Bruno Massé, finaliste comme Philippe-Aubert pour le prix Jacques-Brossard de cette année.
JR : en rebondissant sur ce que disait Philippe, je remarque qu'au niveau des nouvelles soumises à Solaris (et je ne parle pas ici des nouvelles publiées, pour lesquelles le panorama peut diverger), j'ai constaté avec surprise qu'il y avait peu de nouvelles de fantastique, par rapport au nombre de nouvelles de SF et de fantasy. J’aurais cru qu’il y aurait beaucoup de fantastique, d’horreur, mais pas tant que ça.
JLT : La résurgence (relative) de la SF peut aussi être liée à l'influence de films tels que Hunger Games ou Divergent.
M : Selon vous, comment se présente l'avenir de la SFFQ ?
JR : Pour ma part, je suis optimiste sur la santé du milieu québécois de l'imaginaire. Tant que nous continuons à nous entraider ainsi, nous continuons d’aller quelque part, d’avancer.
JLT : Nous sommes dans une période de croissance. Il y a une explosion de séries et d’ouvrages pour jeunes. Il y a même des films et des séries télévisées ou des webséries depuis une dizaine d’années. La production anglo-américaine rejoint un public qui fréquente ensuite les rassemblements s’inspirant des « Comic Con » états-uniennes. Le milieu spécialisé, lui, vient de soutenir la 33e édition du congrès Boréal. Il faut rappeler qu'il y a eu des années sans congrès Boréal, ou d'autres dans lesquelles il occupait une seule petite salle suffisante pour une vingtaine de personnes. A l'heure actuelle, il a à peu près la même taille que la Convention nationale française, soit entre 100 et 200 personnes. Le grand défi, c’est de faire se rencontrer le public québécois et la production québécoise.
JR : Il y a eu un tournant en 2009, quand la Convention mondiale s'est déroulée en même temps que le Congrès Boréal. Cette année-là, tous les auteurs chevronnés étaient à la Convention. De ce fait, les « jeunes », ceux de la relève, se sont tous retrouvés au Congrès Boréal, et ont pu mesurer leur nombre.
PAC : Je suis aussi optimiste : il y a un public qui veut lire de la littérature de genre et il y en aura toujours un, car l’être humain a besoin d’histoires, d’aller se ressourcer dans son imaginaire. Une chose me semble sûre : si on est pessimiste et qu’on renonce à faire de la littérature de genre, on risque seulement d’affaiblir la production et de provoquer le déclin de la SFFQ. Mais si on continue à maintenir une certaine offre, on risque plus d’assurer son existence. Je suis partisan de l’idée que les pessimistes, puisqu’ils se découragent, ne font rien et provoquent leur malheur, alors que les optimistes travaillent à améliorer les choses et ont une chance de réussir. La première attitude est vouée à l’échec, alors que la seconde a une chance de réussir. Je suis un optimiste volontaire (rires).
JLT : Il y a la place au Québec pour une littérature de genre, même si c'est surtout de la fantasy à l'heure actuelle. Les genres de l’imaginaire répondent à des besoins distincts, que la littérature générale ne comblent pas vraiment. S'il y avait une menace, elle viendrait plus des traductions que de la production française.
M : Quelles sont vos relations avec les littératures anglophones géographiquement proches de vous (Canada et/ou USA) ? Y a-t-il des traductions ? Dans quel(s) sens ?
JR : Je n'ai pas peur d'être assimilé par les « méchants anglophones », d'autant moins peut-être que ce sont les auteurs que je lisais dans mon adolescence, pour certains d'entre eux. De ce fait, j'ai déjà intégré leur influence, je l'utilise à ma façon dans les histoires que j’écris.
PAC : La question peut être prise dans plusieurs sens. Si on veut parler des relations avec les personnes issues des États-Unis et du Canada anglais, je dois avouer ne pas avoir de relations avec elles. Mais je sais que des auteurs comme Yves Meynard, qui va régulièrement dans des conventions américaines, ont des contacts fréquents avec ces milieux. Si, dans un autre ordre d’idée, on veut parler des influences, je reconnais volontiers avoir des influences anglo-saxonnes. Comme je le disais à la table-ronde de ce matin, je trouve que ma science-fiction n’est pas comme celle de Jules Verne, qui partait de la science pour inventer une histoire, mais plus proche de Terry Gilliam, qui imagine d’abord des univers délirants qu’il rationalise après. Ma manière de concevoir mes intrigues a un côté japonais, je dirais, puisque j’ai un grand intérêt envers les mangas et leur façon de structurer des histoires. En même temps, j’écris en français et j’ai un souci des mots qui relève plus, à mon sens, de la tradition française. Je suis l’héritier de plusieurs cultures et je ne cherche pas à en éliminer une au profit des autres : j’essaie plutôt de les amalgamer pour avoir un style personnel.
JLT : Il faut différencier les niveaux culturel, commercial et personnel. Au niveau personnel, certains vivent ou ont vécu au Canada anglophone, comme moi-même à Toronto et Ottawa, où j’ai pu nouer des liens avec des collègues anglophones. Sylvie Bérard, Michèle Laframboise et Yves Meynard vivent maintenant en Ontario, par exemple. À une certaine époque, nous étions plusieurs, comme Joël Champetier, Yves Meynard, Élisabeth Vonarburg ou moi-même, à visiter souvent des conventions anglophones, y compris aux États-Unis, si bien qu’on connaissait quelques acteurs du milieu, mais cela s’est un peu perdu, pour différentes raisons. Au niveau culturel, ça dépend de chaque auteur. Les francophones du Canada sont souvent assez bilingues pour lire couramment la production en anglais, qu’elle vienne des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou du Canada. Plus rarement, ils sont également capables d’écrire directement en anglais. Certains francophones n’écrivent qu’en anglais, comme Claude Lalumière ou Marie Bilodeau. Yves Meynard semble donner de plus en plus la préférence à l’écriture en anglais, mais il se traduit lui-même en français, et il continue à signer des textes en français. Il y a peu d'influence des auteurs canadiens (anglophones), car ils sont apparus en même temps que les auteurs québécois. Au niveau commercial, il y a eu des anthologies pan-canadiennes, notamment sous l'impulsion d'Élisabeth Vonarburg, mais ça s'est étiolé. Il y a un fossé dû aux problèmes de langue et de traduction. Depuis une vingtaine d'années, rares sont les auteurs québécois qui se rendent aux conventions anglophones. Or, le réseautage peut aider un auteur, d’où qu’il vienne, à mettre le pied à l’étrier dans le contexte commercial anglophone. Avec la disparition de David Hartwell, par exemple, les auteurs québécois ont perdu un relais qui avait rendu possible la publication aux États-Unis de Joël Champetier et Yves Meynard. Le défi pour les auteurs, y compris ceux qui écrivent en anglais, c’est que la concurrence est très vive dans le milieu anglophone, même s’il demeure toujours possible d’obtenir des succès occasionnels.
Merci à tous !