Les Chroniques de l'Imaginaire

Nous - Zamiatine, Evgueni

Voilà un roman surprenant. En effet, il a été écrit en 1920 et il raconte le futur de notre civilisation, dans quelques centaines d'années. Cela aurait pu être complètement raté, obsolète, daté, mais c'est tout le contraire !

En cette époque lointaine, suite à quelques guerres et catastrophes, l'Humanité s'est réorganisée sur un mode mathématique. Tout est calibré, planifié, horodaté, tout le monde se lève en même temps, mange en même temps, part au travail à la même heure, rentre chez soi à la même heure, etc. 

Les hommes n'ont plus de nom, ils ont des numéros. Ils sont des Numéros.

D-503 raconte son histoire dans son journal. Les Numéros ont droit à deux heures, une le matin, une le soir, pour activité libre. Soit ils se promènent, en rang quatre par quatre, soit ils restent chez eux pour une activité autorisée. L'écriture en fait partie.
De plus, D-503 n'est pas n'importe qui : il est le Constructeur de l'Intégrale, la machine qui va pouvoir emmener les Numéros sur d'autres planètes pour leur expliquer comment organiser leur société de la meilleure façon, c'est-à-dire la leur.

Tout est sous contrôle des Gardiens. Même et surtout l'activité sexuelle. Il faut remplir un ticket rose, l'apporter au Gardien de la personne avec qui le Numéro est inscrit. Ces activités ont lieu en fin de journée, lors de la plage d'activité libre.
Les deux Numéros se retrouvent chez l'un ou l'autre, et baissent les stores de l'appartement pour respecter leur pudeur. En effet, tous les appartements sont en verre, du sol au plafond, tous faits sur le même modèle. Tout le monde peut voir tout le monde.

Lors d'une de ses promenades règlementées, D-503 rencontre I-330, une belle jeune femme. Mais il est inscrit avec O-90, il ne peut pas, ne doit pas, penser à elle.

Dans ses premières Notes, D-503 décrit le monde organisé dans lequel il vit, dans lequel il est parfaitement heureux, puisque c'est le Bienfaiteur qui l'a voulu pour eux. Il y explique notamment comment le Bienfaiteur est élu tous les ans, à l'Unanimité, lors de la bien-nommée Fête de l'Unanimité. Et au passage, il se moque de ces civilisations anciennes qui ne connaissaient pas les résultats des élections avant d'avoir voté ! En cette période particulière de campagne électorale, cela m'a bien amusée.

La rencontre avec I (les Numéros se donnent des petits noms, comme tout le monde) va bouleverser son existence et même la société entière. Car I n'est pas seulement une femme mystérieuse, elle fait aussi partie de ces Numéros qui refusent l'ordre établi, qui veulent vivre libres, et qui essaient d'organiser une révolte.

Les notes de D-503 sont parfois décousues, mais c'est normal, il est lui-même complètement déboussolé et ne sait plus quoi faire, ni quoi penser. Tout cela est dû à une terrible maladie qu'il a contractée : l'âme. C'est ce que le Numéro Médecin lui a diagnostiqué. Et cette maladie est difficile à guérir.

Dans ses notes de plus en plus mystérieuses, D raconte comment I va le transformer, l'influencer jusqu'à une fin bouleversante.

L'écriture est très agréable, belle, rythmée. On se représente très facilement les décors, les personnages, la vie de cette société mathématique. Et même si parfois cela devient un peu abscons, un peu difficile à suivre et à comprendre, on se laisse complètement prendre au jeu. La traduction y est aussi certainement pour quelque chose.

On ne peut qu'être admiratif devant la prouesse d'un auteur du début du vingtième siècle qui a réussi à faire un roman de science-fiction toujours d'actualité, et tout cela avec une écriture fine, poétique, envoûtante. C'est également bien sûr un extraordinaire plaidoyer contre la dictature, l'autoritarisme, pour la démocratie, et la révolution des Hommes ! 

Considéré comme la matrice de 1984 de George Orwell et du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, ce roman a encore une dimension supplémentaire notamment grâce à son écriture empreinte d'une poésie discrète mais efficace qui rend l'ensemble si particulier.

Une lecture que je vous recommande vivement !