Le Fixe est un supercontinent unique soumis à une activité sismique considérable. Tremblements de terre, éruptions volcaniques et tsunamis y sont monnaie courante. Les humains survivent comme ils peuvent, reconstruisant sans cesse par dessus les vestiges des civilisations éteintes qui les ont précédés. Et parfois, le Père Terre est pris d'une colère plus importante, et des cataclysmes de grande ampleur déclenchent une Cinquième Saison, une nuit hivernale interminable qui va durer des mois, des années, voire des décennies.
Pour survivre à une Saison, il faut être bien préparé. Dès leur plus jeune âge, les habitants du Fixe se réfèrent encore et encore à la lithomnésie, des tablettes de pierre où sont gravées les règles de survie qui ont permis à leurs ancêtres de s'en sortir. Seuls les mieux préparés, les plus forts, les plus utiles verront le bout d'une Saison.
Une infime partie de la population possède des affinités avec la terre : Les orogènes peuvent sentir les secousses, dompter les mouvements de terrain, apaiser les points chauds. Des dons précieux pour contrôler les caprices du Père Terre, mais qui effraient le commun des mortels. La population massacre impitoyablement les orogènes, ne tolérant que ceux travaillant pour le Fulcrum. Ceux-ci suivent un entraînement rigoureux et sont mis à contribution en cas de nécessité. Pour éviter qu'ils n'utilisent leurs talents à mauvais escient, ils sont contrôlés à tout moment par des Gardiens impitoyables, protégés par des champs de nullité. Tel est le prix pour être - à peine - toléré.
Alors que s'annonce une Saison plus terrible que toutes celles qui ont pu exister jusque là, Essun n'a qu'une idée en tête : son mari a découvert les dons d'orogène de leur jeune fils et a massacré celui-ci avant de s'enfuir avec leur fille ; Essun veut les rattraper coûte que coûte pour se venger et retrouver sa fille. Elle se lance sur les routes, accompagnée d'Hoa, un garçon vraiment bizarre qui s'est attaché à ses pas.
Le récit alterne trois trames. En plus de la quête d'Essun, on suit aussi des événements plus anciens : l'apprentissage au Fulcrum de Damaya, une petite orogène "sauvage" (c'est à dire née en dehors des murs du Fulcrum) ; et la première mission à l'extérieur du Fulcrum de Syènite, une jeune femme prometteuse, mentorée par Albâtre, un orogène particulièrement puissant au caractère fantasque.
L'alternance des récits est bien menée, menant inexorablement à leur jonction tout en nous faisant découvrir l'univers avec des éclairages différents (quoique toujours d'un point de vue orogène). Les personnages sont attachants et intéressants, plutôt consistants, forts mais non exempts de défauts. De plus, ce qu'ils vivent les touche et les change en profondeur. La poignée de personnages secondaires, qui ont tous leur personnalité propre, est également suffisamment creusée pour être plaisante.
L'univers imaginé par N.K. Jemisin est original, mais surtout d'une grande richesse, et on s'immerge dedans avec grand intérêt sans jamais s'ennuyer. Si on apprend beaucoup au fil des pages, de nombreux mystères restent pour la suite (puisqu'il s'agit d'une trilogie) et on ne peut que s'interroger au sujet des obélisques ou des mangeurs de pierre, particulièrement déroutants, ou même concernant les Gardiens, personnages tout-puissants auxquels on devine des savoirs et des buts cachés. En fait, on a l'impression d'avoir à peine effleuré le sujet.
Les thématiques sont nombreuses et bien amenées : discrimination, équilibre entre juste usage et exploitation des dons, liberté et choix, mais aussi parentalité... Et puis, ça fait du bien, parfois, de lire un récit post-apocalyptique où la survie n'est pas l'élément central !
Dans la forme, l'auteure a un style très reconnaissable, avec une plume recherchée. Le style s'adapte aux différents personnages. Notamment, de manière un peu inhabituelle, le récit autour d'Essun est réalisé comme si quelqu'un s'adressait au lecteur en tant qu'Essun : "Oups, penser. Vous arrêtez, par prudence. Il inspire ; votre peau réverbère son horreur lorsqu'il s'approche au point de voir Uche. Fait remarquable, il ne crie pas. Il ne vous touche pas non plus, mais va se poster de l'autre côté d'Uche pour vous envelopper d'un regard attentif. Cherche-t-il à discerner ce qui se passe en vous ? Rien, rien de rien.". Bel exercice de style, mais un peu dérangeant, se mettre à la place du personnage rend la lecture un peu délicate.
L'auteure nous propose un récit à la fois vivant et prenant, alliant dépaysement et réflexion de fond. Une œuvre à découvrir (mais peut-être en attendant que la suite soit parue, pour ceux qui ne supportent pas qu'un secret reste en suspens).