Les Chroniques de l'Imaginaire

Cinq branches de coton noir - Sente, Yves & Cuzor, Steve

Nous sommes en 1944, en pleine Seconde Guerre Mondiale. Une fois n'est pas coutume, ce ne sont pas de braves GIs américains blancs que l'on suit au cœur des plages normandes pour le débarquement. Ici, nous sommes près de Douvres, en Angleterre, peu de temps avant le débarquement qui aura lieu sur Omaha Beach. Et là, justement, la mission de Lincoln Bolton et de sa troupe est de faire croire aux aviateurs allemands qu'un attroupement de tanks et d'engins militaires a lieu. L'idée est bien entendu de faire croire à l'ennemi que les soldats de l'Oncle Sam vont débarquer quelque part sur une plage du Pas-de-Calais.

Mais pour Lincoln et ses compagnons d'infortune, l'ennui est bien présent. Mais pour des soldats noirs, il est difficile de prétendre à autre chose que ce type de mission de routine. Lincoln a la rage. Il sait que les belles images de héros américains, ce ne sera pas pour lui et ses compagnons comme Aaron... D'ailleurs, Lincoln ne cache pas son amertume dans les lettres qu'il envoie à sa sœur, Johanna Bolton, restée au pays...

Cette dernière est d'ailleurs follement heureuse de la situation : en Angleterre, la guerre est nettement moins dangereuse qu'elle ne l'est en France, ou ailleurs, sur un des fronts. Pourtant, elle connaît son frère et elle sait qu'il ferait tout pour affronter l'ennemi. L'affronter réellement... Pourtant, Johanna est bien loin de s'imaginer que c'est bel et bien elle qui va donner l'occasion à son frère de partir pour une mission assez incroyable...

Aux États-Unis, l'esclavage des noirs fait partie de l'Histoire. Et en 1944, la situation est loin d'être enviable, pour la plupart des jeunes noirs américains. Johanna, à la suite de la mort d'une de ses tantes, va tomber sur un livre hallucinant. Des notes tenues par une aïeule, Angela Brown, esclave et bonne à tout faire d'une certaine Betsy Ross. Nous sommes en 1777, et la jeune couturière Betsy Ross est sur le point, à la demande du général Washington, de coudre le tout premier drapeau américain que l'on connaît encore aujourd'hui. Le drapeau disposera alors de treize étoiles blanches, autant que le nombre d'états qui composent alors les États-Unis d'Amérique.

Mais Angela Brown a deux fils, qui sont victimes du terrible racisme de l'époque, et qui meurent dans d'atroces souffrances. Angela compte bien marquer le premier drapeau américain d'un symbole. C'est ainsi qu'elle décide de coudre, discrètement, une étoile à cinq branches noire, sous une des étoiles blanches. Une image forte, en honneur au peuple noir d'Amérique. Un geste fou, qui aurait une incroyable valeur de symbole, si cela venait à se savoir en 1944... Un symbole assez puissant pour pouvoir mener une mission pour retrouver le drapeau en question...

C'est ainsi que Lincoln Bolton se retrouvera, avec ses potes d'infortune noirs comme lui, à devoir rechercher ce drapeau qui, aux dernières nouvelles, devrait se trouver en Allemagne, justement...

Autant être clair, ce one-shot imaginé par Yves Sente (Le Janitor, La vengeance du Comte Skarbek, Thorgal...) et dessiné par Steve Cuzor (O'boys, XIII Mystery) est une véritable claque. Les couleurs de Meephe Versaevel n'y seront d'ailleurs pas étrangères, avec des pages souvent sépias ou bicolores, colorisées de façon à mettre en valeur la force du trait de Steve Cuzor.

Le livre approche le récit historique, mais en s'intéressant au contexte raciste que subissaient les soldats noirs américains durant cette terrible guerre. Le contexte du racisme et de l'esclavagisme est tout trouvé pour pouvoir entrer bien plus loin dans l'Histoire des États-Unis. Une histoire qui prend naissance dans le sang des esclaves, et dans ce geste incroyable fait sur le premier drapeau américain, une véritable relique inestimable.

Yves Sente n'hésite pas à faire monter la mayonnaise crescendo : les personnages principaux, Lincoln et Johanna Bolton en tête, sont crédibles et attachants, et la guerre deviendra de plus en plus terrible pour ces soldats noirs américains. L'enfer de la guerre est parfaitement décrit, mis en image avec une force graphique sublimée : Steve Cuzor s'est surpassé pour ce one-shot, lui qui nous avait déjà régalés avec les trois tomes de O'boys. Les grands aplats de noir, les couleurs presque monochromes, tout cela contribue à obtenir une ambiance presque cinématographique, d'autant que les plans et le découpage s'y prêtent volontiers.

Tout est à l'avenant dans ce monstrueux one-shot (plus de 170 pages !), qui donne largement le temps au récit de prendre corps et de se développer. La conclusion raisonne d'ailleurs encore comme un véritable coup de poing, totalement inattendu. Cinq branches de coton noir est une œuvre choc, monumentale, qui trouve parfaitement sa place dans la prestigieuse collection Aire Libre de chez Dupuis, et à côté duquel il est proprement impensable de passer.