Nous sommes à Paris, au bal Bullier, en 1910. C'est au milieu des danseuses et des danseurs qu'une silhouette hors-norme se détache : Fabian Lloyd est un être qui se remarque, du haut de ses plus de deux mètres, ce qui est exceptionnel à l'époque. Mais ce qui est encore plus étonnant, c'est de se dire que ce personnage haut en couleurs, qui se balade avec des chaussettes dépareillées, est également un poète de grand talent. Un poète qui sera un des principaux rivaux d'un certain Guillaume Apollinaire...
Très vite, Fabian Lloyd quittera son nom de naissance, pour être plus connu sous le nom d'Arthur Cravan. Nous sommes toujours en 1910, et Cravan va rapidement s'éprendre de Renée Bouchet, un des grands amours de sa vie. Le physique d'Arthur n'est pas étranger à cela : Arthur est aussi, entre parenthèses, un ex champion de France de boxe. Un être rare, en somme...
Mais bientôt, c'est la menace de la Première Guerre Mondiale qui risque de changer considérablement les plans d'Arthur Cravan. Entre temps, Arthur s'est disputé avec sa mère (qui refusait de rencontrer Renée), et avec bien des artistes parisiens qu'il n'hésitait pas à critiquer vertement dans les lignes de Maintenant, l'ancêtre du fanzine, qu'Arthur distribuait lui-même dans la rue.
S'il est une chose qu'Arthur Cravan se refuse à faire, c'est bien la guerre ! Cravan a des amis français, mais aussi allemands, et de bien d'autres nationalités. Il lui paraît tout simplement impensable de faire la guerre. Ainsi, après un combat de boxe remporté en Grèce, c'est en Espagne que va se réfugier Arthur Cravan, à Barcelone plus précisément. L'occasion pour lui de renouer les relations avec son frère, ainsi qu'avec bien des artistes parisiens qui ont pris le même chemin...
Le passage en Espagne d'Arthur Cravan sera également pour lui l'occasion d'affronter Jack Johnson, champion du monde de boxe à l'époque, et noir de peau, ce qui n'est pas sans lui attirer des ennuis à cette époque. Cravan perdra ce match en tombant, pour une fois, sur bien plus fort que lui. Par ailleurs, Cravan n'est plus à l'abri de devoir s’enrôler dans l'armée, même s'il est en Espagne. Alors, c'est en Amérique, à New-York d'abord, que Cravan va de nouveau fuir la guerre, laissant Renée sur le Vieux Continent au passage...
Ce sont alors les années américaines qui prennent le pas sur les années européennes. Des années où Arthur rencontre Mina Loy, au cours d'une des nombreuses soirées mondaines auxquelles assiste le géant poète. Arthur Cravan défraie la chronique, mettant de côté toute pudeur, et mettant plus encore en avant son corps d'Apollon pour parvenir à ses fins. Mais là encore, il faudra bientôt fuir, afin d'éviter de nouveau la grande guerre...
C'est à Jack Manini, scénariste et dessinateur, que l'on doit cette immense biographie d'Arthur Cravan. Manini commence par nous raconter pourquoi il s'est intéressé à ce personnage d'Arthur Cravan, mettant en avant une photographie d'époque. L'homme a une gueule d'ange, parfaitement reprise par Jack Manini au fil des 200 planches que compte cette histoire complète qui paraît chez Bamboo, dans la collection Grand Angle.
Arthur Cravan est donc bien entendu le personnage central de ce livre, et le moins qu'on puisse dire est qu'il est un personnage hors-norme ! D'abord physiquement, mais également dans les mœurs : l'homme profite à fond de tous les plaisirs de la vie, même s'il doit affreusement se contredire, notamment au regard de ses nombreuses conquêtes.
Arthur Cravan est un homme qui a eu plusieurs vies en une seule, et cela se ressent parfaitement au fil des pages. Des vies qui sont complètement à l'opposé, pourrait-on se dire : difficile d'être à la fois poète et champion de France de boxe ! Ajoutez à cela le fait d'être le neveu d'Oscar Wilde, le premier dadaïste, marin sur le Pacifique, ou encore éditeur ou bûcheron, et vous serez convaincus que cette vie-là a été bien remplie. Même si on peut se dire que le fait de fuir les obligations militaires n'est pas forcément le plus glorieux...
Les dessins et les couleurs de Jack Manini sont ici parfaitement réussis. L'auteur de Necromancy, Hollywood ou encore S.O.S Lusitania a à cœur de mettre son personnage fétiche en lumière, et cela se voit. Se ressent même complètement. Les costumes, les visages, les expressions, et bon nombre de personnages d'époque, sont parfaitement retranscrits ici, et achèvent de vous plonger dans cette délicieuse ambiance rétro du début du vingtième siècle.
Un livre réussi, convaincant, qui fera date dans l’œuvre de Jack Manini !