Les Chroniques de l'Imaginaire

Del Socorro, Jean-Laurent

Mureliane : Jean-Laurent Del Socorro, merci de répondre à cette interview pour les Chroniques de l'Imaginaire. J'aimerais commencer par parler de Royaume de vent et de colères, si ça ne vous ennuie pas. Pourquoi le Tarot ? Quel est votre rapport au Tarot ?

Jean-Laurent Del Socorro : Je n’ai pas de rapport particulier avec le Tarot. J'ai cherché, quand on évoquait Marseille, ses symboliques ou ses spécificités. Très vite, la notion de Tarot m'est apparue et, comme j'aime tirer des fils, je me suis dit que je pouvais l’utiliser, soit au sens propre, en le faisant apparaître sur une table, soit au sens figuré, ou symbolique.
Certaines scènes sont représentatives du Tarot de Marseille. Par exemple, quand le personnage de Gabriel descend du fort où il a pris ses ordres, il est avec une lanterne au bord de l'eau, on est avec l'Hermite. On retrouve un peu la Lame de l'amant, quel choix entre deux routes, avec le personnage du prêtre. Il y a des interpellations plus ou moins nettes, figurées ou symboliques.

M : Oui, effectivement, une fois que vous avez pris ce fil-là, vous l'avez exploité.

JLDS : Ici, symboliquement. Mais quand je travaille sur un texte, j’aime ces fils que je vois apparaître au fil de mes recherches. Ce sont des éléments à ré-exploiter dans le récit. J’utilise souvent cette méthode de travail.

M : En tant que lectrice, j'ai imaginé une parenté entre Axelle et Cendres, du Livre de Cendres, de Mary Gentle. Est-ce que vous y avez pensé ?

JLDS : Eh bien non, parce que tout simplement je n'ai pas lu le roman ! Une erreur, parce qu'en plus je l'ai dans ma bibliothèque. C'est drôle, il y a plein de choses comme ça. On m'a dit "Vos mercenaires, ils ont des liens avec ceux de La Compagnie Noire de Glenn Cook". Et La Compagnie Noire est le premier livre que j'ai lu après Royaume de vent et de colères ! Des rencontres qui se font après.

M : C'est vrai que je pensais à Cendres parce qu'elle est capitaine de mercenaires et Axelle aussi. Et il n'y a pas eu tant de femmes que ça dans ce cas, même en fantasy.

JLDS : Et bien, ça me donne un élément pour le lire, merci.

M : Ce qui m'a interpellée aussi dans Royaume de vent et de colères, c'est cette forme de magie. Je ne sais pas si on peut dire magie, c'est assez étrange. Il y a quelque chose qui empoisonne là-dedans, on dirait que ça a à voir avec la radioactivité ? D'où vous est venue cette idée ?

JLDS : Je voulais quelque chose d'ultra-réaliste. Je voulais que la part merveilleux-fantastique soit limitée à la plus simple expression. Une approche que l’on va retrouver dans mon second roman, Boudicca, où c'est très éthéré en terme de magie.
Je me dis "Qu'est-ce qui peut être réaliste ? La magie existe, pourquoi tout le monde n'en fait pas ?". Du coup, j'ai pris le contre-pied, de dire la magie est auto-destructrice. C'est compliqué pour celui qui l’utilise, et en plus c'est également destructeur pour les gens autour de lui. Voilà comment j’en viens à en faire un mélange entre une drogue dure et un élément radioactif, sous la forme d'un minerai rare qui ne court pas les rues, pour expliquer pourquoi tout le monde ne l'utilise pas.
C'était un besoin de narration, aussi. C'était une réflexion par rapport à la question "pourquoi tout le monde ne l'utilise pas s'il y a de la magie" : parce que c'est rare, parce que c'est dangereux, et voilà. Et du coup arrive l'Arbon à la fin.

M : Et le nom, qui est assez ironique, finalement, parce que c'est au moins autant un art mauvais qu'un art bon.

JLDS : Quand je cherchais un mot pour désigner l’objet, je me disais "c'est noir comme du charbon", alors j'ai coupé  : Arbonnier comme Charbonnier. Et l'Arbon, il y a, je pense, quelque chose en lien avec la magie d’une jeune autrice que les lecteurs reconnaîtront… qui s'appelle Robin Hobb ! Dans son Art et chez ses artiseurs, la magie de l’univers de L’Assassin Royal, il y a une singularité, une forme d'addiction, aussi, si on y réfléchit bien. Mon Arbon doit un peu à l'Art de Robin Hobb.

M : Je crois que c'est un premier roman ?

JLDS : Oui, Royaume de vent et de colères est mon premier roman.

M : Vous avez eu un succès impressionnant avec ce roman.

JLDS : J'ai eu une magnifique reconnaissance de la blogosphère et des gens qui ont fait des chroniques, donc ça je pense que ça a porté le livre. Cela a permis aux libraires de mieux l'identifier, qui ont ensuite à leur tour porté le livre, puis le prix Elbakin.net, qui m'a ouvert des portes... Je dois beaucoup aux chroniqueurs, aux blogueurs et aux libraires sur l'émergence du premier roman, vraiment.

M : Oui, en même temps, s'il n'avait pas été bon, on n'en aurait pas dit du bien ! Quel effet ça fait d'être le coup de cœur des Imaginales ?

JLDS : C’est assez émouvant parce que c'est un des deux gros festivals d'Imaginaire français, et c'est le seul qui a des invités coups de cœur francophones, donc ça n'arrive qu'une fois dans une vie. C’est une belle mise en avant, assez unique, d'être le focus du festival. Je n'ai que deux romans à mon actif, les Imaginales et la ville d'Épinal me font une énorme confiance, un énorme privilège. Et là, je dois beaucoup à Stéphane Wieser et Stéphanie Nicot, les deux directeurs du festival, pour m'avoir désigné, parce que je pense que pour la suite de ma carrière d'auteur, ça va permettre une visibilité incroyable de mon travail.

M : Et comment vous réagissez aux retours que vous font les lecteurs ? Parce que les Imaginales, surtout, c'est une occasion de rencontre avec les lecteurs. Est-ce qu'il y en avait eu d'autres avant, dans des librairies ou autres, ou est-ce finalement votre première occasion de rencontre avec vos lecteurs ?

JLDS : J’ai une double casquette : je travaille comme assistant d'édition aux éditions ActuSF, donc parfois je tiens le stand pour toute ma maison d'édition, c'est moi qui suis en charge de la tournée des auteurs de la maison donc je suis présent sur les salons de l'autre côté du stand, en tant que vendeur, promoteur d'autres titres. Je croise les publics.
Moi, j'adore la rencontre, j'ai eu beaucoup de chance d'avoir eu des invitations d'autres salons, alors que je n'étais pas connu : des festivals comme Lambesc, comme Les Imaginales... Des festivals à qui je dois beaucoup, ainsi qu'aux libraires qui m'ont suivi. Je pense par exemple à la librairie Decitre, près de chez moi - je suis chambérien. Je pense à La dimension fantastique, à Paris, qui tout de suite m'a invité quand j'ai sorti mon premier roman... Je dois beaucoup « au terrain ».
Quand je dis que je dois beaucoup aux festivals, aux libraires et aux blogueurs, ce n’est pas un remerciement de principe. Je pense que je n'aurais jamais eu la visibilité que j'ai eue si des gens qui, certes ont aimé pour telle et telle raison mes œuvres, ont quand même pris le temps de m'inviter, de me mettre en avant. Et ça, on ne le dira jamais assez, le succès d'un livre, c'est le public, et pour que le public le rencontre, les auteurs comme moi ont besoin des prescripteurs  : la blogosphère, les libraires, les festivals. Aujourd'hui, même si j'ai deux livres et si je reste un jeune auteur, je suis très attentif à ce que les festivals accompagnent l'émergence, avec la présence d'auteurs de premiers romans dans leurs invités. C’est capital.

M : Votre prochain roman, vous disiez que c'était sur la guerre de Sécession ?

JLDS : Oui, tout à fait.

M : Pourquoi ce choix-là ?

JLDS : À chaque fois, j'ai des périodes charnières. Je pense qu'il y a des événements qui me permettent d'aborder des thématiques qui me sont chères. La guerre de Sécession, ça soulève quoi ? Au-delà de la guerre et du conflit, c'est une guerre civile, une guerre d'une nation en elle-même, la question des libertés individuelles, la question de l'esclavage, la question d'une époque, l'apparition de l'industrialisation, qui va couler jusqu'au militaire, c'est les prémisses des guerres modernes. Il y a tellement de problématiques, contemporaines aujourd'hui, qui sont à traiter par rapport à ça, que c'est un vivier.
Et puis quelque chose de fascinant, parce qu'on a l'impression que c'est une guerre qui est pas terminée non plus, puisque même si le pays est réunifié, le Nord/Sud existe encore aux États-Unis. C'est des notions qu'on n'a pas... C'est un gros morceau.

M : Oui, et est-ce que vous avez justement pris un épisode particulier de la guerre de Sécession ?

JLDS : Non, ce sera du premier obus tiré au premier fusil rendu. Quatre ans de conflit à travers un kaléidoscope de personnages. En terme de construction, cela va se rapprocher du dernier livre du regretté Roland C. Wagner, Rêves de Gloire, un roman choral très déstructuré. Plein de personnages, parfois des voix qui n'apparaissent qu'une seule fois dans le livre, d'autres qui vont traverser le roman et être fil conducteur. Un projet vraiment très - trop ? - ambitieux, que ce soit sur les thématiques abordées, que sur sa construction… En tant qu'écrivain, j'en bave un peu. Je pense que j'aurais mérité quelques années de plus, quelques livres de plus au compteur pour y arriver. Mais cette fois, c’est décidé, j'y vais.

M : Vous avez la particularité d'avoir des personnages féminins très forts. Vous disiez hier que vous preniez des femmes qui sont peu connues, comme Boudicca, enfin Boadicée en France.

JLDS : Alors là, c'était le cas sur Boadicée, mais globalement la démarche c'est - ou en tout cas j'essaye - de mettre des personnalités féminines fortes qui ne sont pas dans la fantasy les stéréotypes qu'on peut parfois croiser. En toute humilité, car je ne dis pas que j'y réussis à chaque fois !
J’essaye de dire : on a un personnage qui est une femme en tant que telle, ce n’est pas une singularité du récit. De la même façon que quand je traite mes personnages homosexuels : ils sont homosexuels, ils ne se limitent pas à ça, c’est une de leurs caractéristiques parmi tant d’autres. Prenez Silas, par exemple, dans Royaume de vent et de colères... Moi, j'ai des grands-parents d'origine espagnole, marocaine, je suis méditerranéen... Silas, qui est un personnage arabe, est un héros parmi tant d'autres. Axelle est une femme noire. Les autres protagonistes du récit ne les réduisent pas à ces caractéristiques là, ne se posent même pas de question.
Je veux que mes personnages, dans leur diversité sexuelle, ethnique… aient intrinsèquement leur place dans le roman dans leur entièreté. Pourquoi ? Parce que je pense que banaliser leur place, c'est ce qui manque aujourd'hui dans nos romans, c'est-à-dire arrêter d'en faire des personnages qui sont mis en avant pour leur différence. Dans la vie, les gens sont tous différents, et vivent ensemble. Alors, dans mes romans aussi.

M : Oui, Axelle n’est pas une Noire qui est un mercenaire. C'est un capitaine de mercenaires qui se trouve être une femme noire.

JLDS : Voilà, tout à fait.

M : Merci pour cette rencontre.

JLDS : Un énorme merci à vous.