Mureliane : Elisabeth Vonarburg, merci d'avoir accepté de participer à cette interview pour les Chroniques de l'Imaginaire. J'aimerais que tu nous parles un peu de ta nouvelle trilogie, Les pierres et les roses, où tu reviens, me semble-t'il, dans le monde que tu avais élaboré pour Reine de Mémoire ?
Elisabeth Vonarburg : Oui, c'est le même univers mais au minimum six cent ans plus tôt. Un peu plus, en fait, parce qu'on rencontre un des personnages récurrents principaux au IIIe siècle avant les Gémeaux et ensuite on la retrouvera - puisque c'est une femme -, on la retrouvera tout du long, aussi bien au IIIe siècle après les Gémeaux qu'au VIIIe siècle, au XIe siècle, ou au XIIIe siècle. Donc ça se promène pas mal dans le temps, ce qui me permet des montages alternés rigolos.
M : Et toi, tu dirais que c'est quoi, en terme de genre ?
EV : C'est une uchronie, définitivement, puisque c'est un Moyen-Âge mais ce n'est pas le nôtre : il n'y a qu'une seule croisade, LA Croisade ; on voit passer un Richard qui n'est pas Coeur-de-Lion mais Tête d'Or, qui se fait tuer ; on part guerroyer pour délivrer Jérusalem des Perses ; comme dans Reine de Mémoire, Byzance est... l'Empire Romain de l'Est, qui n'est jamais tombé, c'est toujours la puissance qu'elle est, et qu'elle va continuer à être dans Reine de Mémoire ; et l'Europe de l'Ouest est toujours divisée entre le Nord et le Sud, avec les Christiens plus ou moins au Nord et les Géminites plus ou moins au Sud. Mais il y a encore des guerres de religion, on essaie encore d'établir des territoires, ce n'est pas encore le monde relativement apaisé au niveau des conquêtes territoriales qu'on a dans Reine de Mémoire. C'est encore un monde assez tumultueux, où a eu lieu un événement traumatique pour l'ensemble des cultures européennes, à la fin... quelque part au VIIe/VIIIIe siècle, la Guerre des Mages. On en parle toujours avec un trémolo dans la voix, on ne veut plus jamais ça, c'est l'un des "Plus-Jamais-Ça" de ce monde, parce qu'apparemment ç'a été le chaos total. Les talents, les pouvoirs des "talentés", utilisés pour telle ou telle cause, ont provoqué des ravages que personne n'a oubliés, on ne veut surtout pas voir ça recommencer, et on en prend les moyens. C'est de là que date l'institutionalisation des talents et des talentés, qu'on voit dans toute sa splendeur, bien installée, dans Reine de Mémoire, que ce soit au XVIe, au XVIIe ou au XVIIIe siècle. On s'est rendu compte que, si on ne veut pas de catastrophe pour les gens ordinaires, il faut que les talentés soient encadrés. Et aussi pour que les talentés ne se fassent pas massacrer ! Parce qu'enfin, ils sont vulnérables, même et surtout quand ils naissent talentés : on peut les massacrer quand ils sont petits. Donc on a établi un consensus : OK, vous utilisez vos pouvoirs dans ce cadre-là, il y a des choses que vous n'avez pas le droit de faire, que vous ne pouvez pas faire, et qui seront sévèrement punies à l'interne. Il y a la nécromancie, la magie rouge, et justement une partie des magies utilisées pendant la Guerre des Mages appartient à la magie rouge. On commence à trouver une espèce d'équilibre, mais disons que cette Guerre des Mages n'est pas très loin, pour les gens du XIIe/XIIIe siècle, le souvenir est proche, et la réticence à l'égard de la magie, même chez les Géminites, et à l'égard des talentés, est encore relativement présente. Bien entendu, chez les Christiens, on est toujours en mode "Vade retro, Satanas !" pour la magie, on a continué à brûler les sorciers... Quoique ça s'est calmé un peu depuis une centaine d'années, justement parce que, eh bien, on a fini par massacrer assez de talentés pour qu'ils ne se reproduisent plus tellement, même si ça n'est pas un don héréditaire. Donc, c'est ce monde-là, mais en même temps c'est un autre monde. Quand j'ai commencé à l'écrire, je me suis dit "Ciel, ça va être juste une répétition de Reine de Mémoire pour plein de détails !". Mais non, pas du tout, parce que les éléments majeurs qui ont modelé, et qui modèlent les sociétés de Reine de Mémoire, aussi bien les christiennes que les géminites, ont lieu au XIVe siècle, puisque c'est en 1302 qu'on découvre les Atlandies, par exemple. Le monde de Les pierres et les roses en est un où l'on ignore l'existence de territoires à l'Ouest, la Réforme religieuse n'y a pas eu lieu, ni chez les Christiens, ni chez les Géminites. Or, ce sont ces deux événements-là qui modèlent les sociétés européennes, et les autres d'ailleurs, dans Reine de Mémoire. Donc finalement, c'est un autre monde. Celui qui disait "le passé, c'est un autre pays" avait raison : c'est l'autre pays de Reine de Mémoire, celui où ces événements-là n'ont pas encore eu lieu, et où d'autres événements au contraire modèlent la vision du monde des personnages et des sociétés auxquelles ils appartiennent.
M : Quelque part, j'aurais envie de parler d'un "traumatisme fondateur"...
EV : Oui, des traumatismes fondateurs. D'une certaine façon, la découverte des Atlandies pour les Géminites a été un traumatisme fondateur parce qu'ils se sont rendu compte que la magie ne fonctionnait pas partout de la même façon. Mais disons que ça, par rapport à la Guerre des Mages, c'est certainement moins traumatique pour l'ensemble de la collectivité !
M : Et comment est-ce que tu placerais cette nouvelle trilogie dans ton œuvre ? Et est-ce que tu as une notion...
EV : ... d'Oeuuuuuvre ?
M : Comment tu en parlerais, toi ?
EV : En un seul mot : "maviemonoeuvre" ! (rires) Quand on commence à avoir les dents un peu longues, quand on commence à avoir mon âge respectable (si !), on regarde derrière soi, et on se dit "oui, finalement, il y a œuvre". Certainement du point de vue thématique, du point de vue des motifs, il y a un ensemble de machins qui sont du Vonarburg, qui sont du personne d'autre. Du Vonarburg, pour le meilleur et pour le pire ! Je n'ai jamais envisagé de créer une œuvre, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'auteurs qui se disent "alors, voilà, je vais créer Mon Œuvre" ; on se dit "je vais écrire cette histoire, parce que j'ai besoin de l'écrire, parce qu'elle veut être écrite", et puis, quand il y a assez d'histoires accumulées, on regarde derrière soi... Une œuvre, c'est toujours rétrospectif. Y compris pour les critiques. D'ailleurs, plus on est mort, mieux on a une œuvre.
M : On est sûr que ça ne changera pas !
EV : On est sûr que ça ne changera plus ! J'essaie de changer, justement, de faire des variantes, des trucs... Mais finalement, comme je dis souvent, j'écris toujours la même chose, je radote. J'ai déterminé très, très tôt, dans Tyranaël, avec Tyranaël, quels seraient mes motifs essentiels, et il ne s'en est pas greffé beaucoup de nouveaux. Je les ai approfondis, je les ai re-creusés, je les ai métamorphosés, mais il ne s'en est pas ajouté des masses. Quoique, je ne suis pas sûre qu'il y ait des artefacts, dans Tyranaël... Il y a des créatures qui peuvent prendre des apparences différentes...
M: Dans le troisième tome, dans le labyrinthe avec Mathieu, il y a le pseudo-Galaas...
EV : Ah bien, oui ! Voilà, il y avait aussi les artefacts dans Tyranaël, ça n'a pas commencé avec les nouvelles de Baïblanca, ciel.
M : Et justement tes motifs récurrents, toi, tu en dirais quoi ?
EV : Eh bien, c'est relativement bateau. Parce que ce sont des motifs qui appartiennent à la science-fiction comme genre, et que j'utilise aussi bien dans la fantasy, comme la rencontre de l'autre. La rencontre de l'autre, la découverte de l'autre, l'exploration de l'autre. Le refus de l'autre - et alors ça tourne mal... La différence. La problématique de la différence. En tant que femme, je peux difficilement faire l'impasse sur ce motif-là ! En tout cas, pour ma génération, pour ce que j'ai pu vivre... Ce qu'il y a de bien, c'est que la relation à l'autre, en fait, se branche, se subdivise en tout un tas d'autres thèmes : la relation du parent à l'enfant, qui est aussi la relation du créateur à la créature, qui est aussi le rapport du dominant au dominé, qui peut se brancher sur le post-colonialisme. Ce sont tous des motifs qui m'intéressent et que j'essaie de traiter.
M : Au sens religieux, aussi...
EV : Oui, le Dieu Créateur et comment on se place vis-à-vis du religieux, ce type-là de relation créateur/créature. Le problème de la foi, qui est complètement différent de celui de la religion. C'est ça, ce serait mes motifs, essentiellement. Je pense qu'ils sont assez bien liés, en fait.
M : Il y avait un autre point, que tu évoquais d'ailleurs dans ton entretien avec Jean-Claude Dunyach, qui était la relation vérité/réalité.
EV : J'ai publié un diptyque de nouvelles hors éditeur-de-genre, où il y a des textes de genres, comme des nouvelles de littérature dite blanche. Le premier recueil s'appelle Vraies histoires fausses, et le second s'appelle ...Et autres petits mensonges. En tant que raconteuse d'histoires et menteuse professionnelle, c'est une question qui me touche toujours beaucoup, qui "m'interpelle" toujours beaucoup, qui me fait toujours tricoter la cervelle, parce que j'ai tellement appris dans les livres. J'ai trouvé tellement de vérité dans les livres, qui étaient toutes des histoires, des fictions... Comment peut-on s'imaginer qu'il n'y a qu'une seule vérité, et que cette seule vérité c'est ce qui est réel ? Moi, les gens qui me demandent "alors, est-ce que ça vous est vraiment arrivé ? Est-ce que c'est une histoire vraie ?", rhaaaa, j'ai envie de leur dire "mais fuck, ça ne vous regarde pas !" et d'autre part, là n'est pas la question. C'est une fiction. Raconter des histoires... C'est la grosse mode, et je comprends pourquoi il y a cette grosse mode - la mode de "à partir d'une histoire vraie", d'un "fait vécu". C'est que justement cette distinction entre le vrai et le réel, le réel et la fiction, est en ce moment... je dirais en train de disparaître à cause de l'effet Internet. Et ce ne sont pas seulement les "fake news". C'est... les photos trafiquées, par exemple... La manière dont nous recevons l'information, maintenant, fait que nous ne pouvons plus nous y fier. Il fut un temps où on disait "Ah ben si c'est dans le journal, c'est vrai !" "Ah ben si c'est à la télévision, c'est vrai !" Y'a même eu un moment, très fugace, où "Ah ben si c'est sur Internet..." mais je me demande même s'il y a eu ce moment-là, sur l'Internet ! Personnellement, j'en suis rendue au point où je ne crois plus rien là a priori. Ma position par défaut sur Internet... Une photo saisissante ou provocante sur Internet, a priori, je me pose la question "Comment est-ce trafiqué ?". Je ne croirai rien qui me donne une photo comme preuve. Et alors ça devient... métaphysiquement angoissant. Parce que, jusqu'à présent, nous avions une conception du réel qui était simple : je me lâche une pierre sur le pied, ça fait "ouille !". Et ça fait encore "ouille !", du reste. Sauf que si tu te lâches une pierre sur le pied dans un jeu vidéo ou en réalité virtuelle, ben, ça peut ne pas faire "ouille !" du tout. Et il y a des moments où tu peux devenir suffisamment... "mêlée", comme on dit en québécois... Je sais pas qu'est-ce qu'on dit en français pour traduire "confused". "Confus" a le double sens, mais c'est plutôt le sens de "être gêné". Mais ce n'est pas ça, on est... perturbé ?
M : "confusionné", peut-être ? Mais ça n'existe pas !
EV : Ça devrait ! On est confusionné parce qu'il y a des moments où la réalité vacille. Il fut un temps où les gens qui se parlaient dans la rue à haute voix étaient des cinglés. Maintenant ce sont des gens qui parlent au téléphone. Ce qui est réel... Le consensus sur le réel devient tellement flou qu'on ne peut plus compter dessus. Et ça, pour l'identité personnelle, c'est terrible. Parce qu'une partie de l'identité personnelle est construite sur la réalité consensuelle de la société où l'on vit. Alors, la vérité, le mensonge... Et en plus se greffe là-dessus - pour moi, il y a surdétermination ! - le sentiment qu'on m'a beaucoup menti dans ma vie, dans ma famille. Ça m'a beaucoup marquée. Il y avait tout un tas de légendes familiales qui couraient sur mes parents, à la maison, et en particulier sur mon père, qui a eu deux familles. Et quand j'ai confronté mes histoires de mon père dans notre famille, avec les histoires de leur père dans leur famille, ce n'était pas la même chose. Pas la même personne. Et là... "Qu'est-ce qui est vrai ?" Je veux dire "Qu'est-ce qui est réel ?". Tout récemment, je viens de découvrir tout un pan de l'histoire de mon père en tant que héros de guerre que je ne connaissais pas du tout. J'avais fini par penser "oui, bon, c'était juste un soldat fatigué", mon père ce héros, ce zéro au sourire si doux, bon, qu'est-ce qu'il a fait réellement, je n'en sais rien, je sais qu'il a construit un tas de fortifications et de voies ferrées, et tout d'un coup me tombe du ciel, via Internet, un colonel à la retraite qui fait des recherches sur la Ligne Maginot et les chemins de fer, et les constructions militaires, en Afrique de Nord coloniale, et en Indochine, où mon père a rencontré ma mère. Et tout d'un coup-bis, j'apprends que mon père a été fait prisonnier par les Japonais... Il ne m'en a jamais parlé. Ça ne fait pas partie de nos légendes familiales. Je ne sais pas s'il en a parlé à ma mère, mais moi je n'en ai jamais entendu parler. Alors que ma demi-sœur, oui. Très brièvement, une seule fois, mais oui. Mes parents étant morts à dix ans d'intervalle, je ne saurai jamais. C'est pour ça que je reconstruis tout le temps fantasmatiquement l'histoire de mes parents ! Je n'ai pas vraiment encore reconstruit l'histoire de mon père, sauf peut-être dans Tyranaël où il y a tout un tas de pères faillis... Ce père-là, l'autre, je pense qu'il est encore à construire. Je ne sais pas si j'aurai le temps. Mais ma mère, oui, en long, en large, en travers et en diagonale ! Après que je me sois rendu compte, en relisant la quatrième version de Tyranaël, vers la trentaine : "mais bon dieu, toutes les mères sont mortes, là-dedans, c'est quoi ça ? Y'a que des pères, et tous les pères sont faillis, c'est quoi, ça ?" C'était une prise de conscience très... intéressante. Alors, oui, la vérité, le mensonge, si on veut sortir des motifs proprement littéraires, parce que ça, hein, c'est un motif littéraire, "noble". La vérité, le mensonge, la réalité, les apparences... Pas seulement au niveau "toute vérité n'est pas bonne à dire à tout le monde tout le temps et n'importe quand", qui est un motif quand même important pour moi...
M : Et qu'on entend beaucoup dans Chroniques du Pays des Mères.
EV : Oui, dans Chroniques, c'est beaucoup ça... Je n'aime pas les absolutistes, je n'aime pas les gens qui disent, comme l'Antigone d'Anouilh "Tout, tout de suite, et que ce soit entier ou mourir !". J'admire, je comprends, mais malheureusement j'ai toujours été plus du côté de Créon que d'Antigone - du coup, je me sentais mal, à quinze ans, parce que c'était pas ce que j'étais censée ressentir, n'est-ce pas ? Et les gens qui disent "Ah non, la vérité, la Vérité, il faut toujours dire Toute la Vérité", mmmm... Je l'aborde encore dans Les pierres et les roses. Tous mes personnages ont toujours beaucoup de secrets. Ils ne disent pas tout. Ils ne disent pas tout à tout le monde. Et là, techniquement, ça devient intéressant à cause du travail du point de vue multiple. Ce serait un bon enchaînement si tu as une question sur le style ! Il y a des gens que ça agace, tous ces personnages pleins de secrets, même moi ça m'agace, je me dis "m'enfiiiiin !", mais j'ai tellement l'impression qu'on ne m'a jamais tout dit et qu'on ne m'a jamais dit au moment où j'aurais aimé le savoir, aurais eu besoin de savoir... Peut-être que je n'étais pas prête pour savoir, remarque. A un moment donné, dans le troisième tome, un personnage dit à mon personnage principal, qui se demande justement s'il doit tout dire, "je peux pas tout leur dire pour les protéger, et gna-gna-gna"...Il rationalise -, mais c'est pour protéger qui, exactement, lui demande-t-on.
M : Ce qui apparaît beaucoup dans Tyranaël, dans le deuxième tome, si je me souviens bien.
EV : Voilà, c'est ça. Les secrets de Simon. C'est vraiment un point... éthique, si tu veux, qui m'a toujours... chicotée. Ce n'est pas un mot français "chicotée" ?
M : Je ne pense pas qu'on l'emploie de façon courante...
EV : Non ? C'est un beau vieux mot.
M : Sûrement, oui.
EV : ..."ça me chicote"
M : Oui, ben, non, nous, ça nous grattouille ou ça nous chatouille. (rires)
EV : Ah mais "chicoter", c'est plus grave. "Chicoter", ça a un côté sérieux, alors que grattouille-chatouille c'est plus plaisant. Chicoter, c'est... ça ronge.
M : Tu rappelais tout à l'heure pendant la table ronde avec les Canadiens que Tyranaël était venu d'un rêve que tu avais eu à seize ans, mais en règle générale, et surtout dans le cas de ta dernière trilogie, d'où ça vient ?
EV : Aha !
M : Tu parlais de la télévision, je crois, à cette table ronde ?
EV : Oui, mais je ne dirai pas d'où ça vient, je veux que les lecteurs trouvent l'intertexte eux-mêmes ! Je dirai au moins que je suis tombée en amour avec un acteur, un personnage dans une série télévisée, et toute l'histoire s'est organisée autour de lui. Au début, c'était juste un roman historique, que je n'aurais jamais écrit parce que les romans historiques ne m'intéressent pas (à écrire, pas à lire !), mais à partir du moment où j'ai croisé cette histoire-là avec le monde de Reine de Mémoire, qui était arrivé entre temps, là tout d'un coup, pouf, c'est devenu Les pierres et les roses ! En trois volumes. Que j'ai toujours vu en trois volumes. Et tout le monde me disait "ouais, une autre trilogie en cinq volumes". Non, je mange mon chapeau si j'en fais plus de trois volumes, et vous mangez votre chapeau si j'en fais juste trois ! Personne n'a encore décidé de manger son chapeau, mais je vais faire faire un chapeau en pâte d'amande, allez, mangez votre chapeau ! En tout cas, voilà : ça m'est venu d'une personne jouant un personnage, littéralement d'un physique et d'une ambiance de personne. L'histoire elle-même m'est venue d'autre chose, je ne dirai pas quoi, et normalement tout lecteur un petit peu cultivé reconnaîtra aisément, parce que franchement ce n'est pas déguisé ! C'est quand même un peu ancien, mais reconnaissable... En tout cas, cette trilogie, c'est un cas un peu particulier. Plus souvent, ça me vient d'un rêve. Les voyageurs malgré eux est sorti tout entier d'un rêve, vraiment du début à la fin. Tyranaël, c'était un rêve aussi, mais nettement plus énigmatique. Que d'une seule phrase puissent sortir cinq gros volumes, ça continue à me stupéfier ! Quoi d'autre ? Hôtel Olympia, ah, Hôtel Olympia est sorti d'un rêve aussi. Le phénomène d'accrétion narrative a été particulièrement singulier dans celui-là, parce que le rêve n'était pas tellement détaillé... Essentiellement, le rêve, c'est le boulevard sous la pluie, et "je traverse-ty, je traverse-ty pas ?". Il y avait d'autres détails dans le rêve, une histoire de famille problématique et un meurtre, mais c'est tout. Extraordinaire, comment l'imaginaire fonctionne, quand même. Je ne me rappelle même plus comment le personnage principal m'est venu. Nikai, Nika... Oh, il faudrait que je regarde mes notes ! Je me livre à des remue-méninges extensifs pré-écriture, donc il faudrait que je regarde mes notes. Comment c'est venu constituer cette histoire délirante de mèmes, d'archétypes, et de... bidules. C'est sûr que j'avais envie de faire mon Malpertuis, bon, d'accord. Et puis il y a eu aussi, évidemment, l'écho, enfin l'écho dans mon imagination, pas dans le texte, de Neil Gaiman, American gods, intervenu entre temps... Mais, non, vraiment, c'est ce rêve, c'est ce boulevard. "Je l'traverse-ty, je l'traverse-ty pas ?" Ce que ça a pu donner, quand même ! Oui, voilà, ça vient souvent de rêves. Sinon, eh bien... Les nouvelles de Baïblanca se sont, comment dirai-je, générées les unes les autres. Ce n'est pas un cycle, puisque ce n'est pas le même monde, ce sont des univers parallèles dans presque chaque nouvelle, et il y a très peu de correspondances. J'avais écrit la première nouvelle, Janus, à partir d'un texte écrit lors d'un des tout premiers ateliers que j'avais animés, juste la description de la statue au début, juste ça, et alors le truc est parti en grand. J'avais ce motif du métamorphe qui traînait - dans Le silence de la cité, les métamorphes étaient déjà là. S'y est ajouté celui de l'artefact. Ils sont souterrainement liés, bien sûr. Je me suis fait une liste de nouvelles possibles - et j'en ai écrit au moins deux. Je sais comment est né Le silence de la cité : par hasard, à la suite d'une nécessité technique dans Chroniques. Chroniques, enfin, ce qui devait devenir Chroniques du Pays des Mères, est né de mon rejet d'un bouquin écrit par un type sur une société matriarcale (Alph, de Charles Maine) : mille ans dans l'avenir, elles retrouvent un gars cryogénisé, elles le dégèlent, et elles veulent toutes avoir son bébé. What ? What the fuck ? Je crois que c'est un des rares livres que j'aie jetés à l'autre bout de la pièce ! Après l'avoir lu, quand même, mais raaaaahhh... Je pouvais faire mieux (rire) ! J'ai décidé de faire mieux et je me suis embarquée dans un machin qui devait faire trois volumes (oui, je sortais de Tyranaël, quand même, je ne pensais pas à faire court). Le silence de la cité est né du besoin de quelques morceaux de texte sur un écran dans une scène finale du troisième volume, et, pouf, Le silence de la cité. Au bout de trois semaines, 200 pages, "OK, c'est un roman !". Les métamorphes sont devenus un motif récurrent ensuite. Mais les artefacts, ma version des artefacts, sont surtout nés de Janus. Et Baïblanca aussi, cette espèce d'attracteur étrange que constitue Baïblanca pour les artefacts, les métamorphes, les croisements d'artefacts et de métamorphes, les croisements d'humains, d'artefacts et de métamorphes, toute la faune ! Je suis pour les hybrides. L'hybridation, tiens voilà un autre motif, qui est visiblement lié d'une part à mon histoire personnelle puisque je suis une hybride, et d'autre part au fait que je suis une immigrée qui vit dans un pays hybride. Un problème qui demeure constant, je dirais : est-ce qu'on refuse la part de l'autre en nous, ou est-ce qu'on l'accepte ? - etc.. Pour l'instant, on la refuse, ça s'en va même vers : on la refuse de plus en plus. La pureté, la Pureté... Seuls les morts sont purs. C'est effrayant, de voir ça. Bon... Autre question ?
M : Quel est le rapport entre ton activité de traductrice et ta propre écriture ?
EV : Ah. D'abord, ça me dé-frustre, parce que traduire, c'est encore écrire. Quand il faut gagner son pain, et qu'on n'a pas le temps d'écrire, eh bien, c'est encore de l'écriture. Parce que c'est de l'adaptation, parce qu'il faut trouver les équivalences, parce qu'il faut servir l'auteur - qui en a bien besoin, quelquefois. Je suis du genre qui améliore les textes, je le dis, je n'ai pas peur, j'assume : je suis là pour servir un texte et un auteur, si l'auteur fait des conneries, je le lui signale et on les corrige ensemble, je lui propose des modifications, elle ou il les accepte, en général, parce qu'ils voient bien tout à coup que, oups, ils n'ont pas eu de direction littéraire. Il y a des cas où j'ai vraiment dû retaper des chapitres entiers. Parce qu'il n'y avait pas eu de direction littéraire, je devais faire de la direction littéraire en même temps que je faisais de la traduction. Donc, c'est encore de l'écriture, d'une part. Et d'autre part, on apprend des trucs ! J'ai une dette énorme envers Guy Gavriel Kay, par exemple, parce qu'il m'a appris à utiliser vraiment consciemment le point de vue multiple. J'avais approché le point de vue multiple en trichant, avec la télépathie, dans Tyranaël, mais ce n'était pas ça.
M : Même dans Chroniques, à la limite.
EV : Dans Chroniques, là je savais ce que je faisais ! C'était le point de vue multiple grâce aux agents... comment ça s'appelle, déjà ? Des agents passifs. Des lettres, des journaux, c'est une façon aussi d'introduire de multiples points de vue dans le récit. Mais un point de vue multiple dans l'action, comme au cinéma, séquence par séquence, ça j'ai appris avec Guy. A un moment donné, ça a cliqué, j'ai pensé "Ah, c'est comme ça qu'il fait !" Non, je voyais bien comment il faisait, mais c'était "Ah, c'est à ça que ça sert !" Parce que, le point de vue multiple, justement, pour les gens qui ont des secrets, et pour gérer les secrets dans un texte... Qui sait quoi ? Et qui sait quoi quand ? Et qui le dit quand à Truc, et à Bidule à un autre moment... Et comment ça détermine l'organisation du récit, et le rythme du récit, et le suspense, et... C'est le pied à manier, parce que c'est vraiment du sport ! On revient soudain en arrière dans son texte, "mais voyons, quand est-ce qu'elle l'a appris, ça, elle ? Ah, merde, elle le sait déjà au chapitre gn-gn-gn, mais pour que la scène soit forte, il ne faut pas qu'elle le sache là ! Il faut qu'elle le sache après !" On jongle avec ses chapitres, ou avec ses séquences - je n'appelle pas ça des chapitres, mais des séquences, avec des sous-séquences. Ça devient un texte-mosaïque. J'aime beaucoup les effets de mosaïque dans les textes. Je trouve ça fascinant, la façon dont on distribue les informations pour le lecteur - en essayant d'être gentil pour le lecteur, ce qui n'est pas forcément mon forte, mais bon... J'ai fait vraiment un effort dans celui-là. Apparemment récompensé parce que tous les gens qui l'ont lu jusqu'à présent, que ce soit chez mon éditeur ou mes lecteurs-beta, m'ont dit "Ah ben, celui-là, franchement, il est plus facile d'accès !" Bon, mieux vaut tard que jamais ! (rires) Mais j'en avais conscience en l'écrivant, "celui-là, je me tortille moins". Il faut dire aussi que je ne l'ai pas écrit de la même façon. Il y avait des moments où j'étais à la bourre dans la soi-disant vraie vie, pour survivre. J'ai dû revenir souvent dessus. J'ai une espèce de technique d'écriture pour m'obliger à écrire quand "maman j'veux pas aller à l'école" : je me raconte la séquence, c'est-à-dire que ce n'est pas écrit, pas joliment écrit, ça n'est même pas écrit du tout, quelquefois c'est en style télégraphique : elle dit ça, il répond ça, parfois même il y a juste les tirets de dialogue, avec des indications scéniques, des ébauches de description de décor. Quelquefois ça s'envole en cours de route, et là je reviens et je réécris tout le fourbi correctement. J'appelle cette technique "bloquer", comme on bloque des places des acteurs au théâtre : "alors, là, tu vois, y'a une croix par terre, quand tu dis cette réplique-là, tu es là, et tu vas faire tel geste, et tu vas aller par là"... Ce n'est pas de l'écriture, mais... Je reprends ce canevas le lendemain. Là, c'était souvent beaucoup, beaucoup plus tard. J'ai presque "bloqué" les deux tiers du tome II, et pratiquement tout le tome III de cette façon. J'avais toutes les séquences, mais il fallait les écrire. Il y a des endroits où en relisant je me suis dit "oulàlà, le blocage se voit, il y a des morceaux qui ne sont pas dans le bon point de vue !" - le blocage se fait du point de vue d'un narrateur omniscient, de mon point de vue, comme si je voyais le film ! Alors que chaque séquence doit être du point de vue d'un personnage. Pas la même chose ! J'espère que je n'en ai pas laissé ! Heureusement, je vais pouvoir relire encore une fois les tomes II et III, puisqu'ils ne sont pas encore passés au stade définitif. Il a été révisé révisé révisé, déjà trois révisions dessus, mais bon, on est maniaque, chez Alire. Et là, je verrai s'il en reste, des passages de mauvais point de vue. C'est marrant parce que c'est un des trucs que je fais avec mes participants d'ateliers, le travail du point de vue, et je me dis "eh appreneuse, apprends-toi toi même !" Mais j'oublie. Des fois, j'oublie et j'en laisse. Voilà, cette technique-là, celle du point de vue multiple, j'ai appris ça. J'ai appris ça. Ce n'est pas rien !
M : En traduisant.
EV : En traduisant ! Il y a la théorie, et il y a la pratique. Je savais la théorie. J'ai vu comment fonctionnait la pratique, et j'ai appris.
M : La Voie des pierres, premier tome de Les pierres et les roses vient de sortir. Pour la suite ?
EV : Disons que les lecteurs n'auront pas à attendre très longtemps. Vraiment pas longtemps.
M : Après Les pierres et les roses, il y a quelque chose qui est déjà dans les tuyaux ?
EV : Ah oui, il y a quelque chose qui pousse, qui pousse, qui pousse à mort. Le tuyau est en train d'exploser ! Ce sera de la sss... Eh bien, non, je ne sais pas si ce sera de la science-fiction ! A priori, ça devrait en être, il va encore y avoir des bouts d'uchronie là-dedans - au secours ! Des bouts de XIXe siècle, je pense. La première moitié... Ah, et puis non, le XIXe siècle au complet, allez, hop. Le problème... Ah tiens, un autre thème dont on n'a pas parlé tout à l'heure : les gens qui vivent longtemps.
M : Ah oui, la longévité !
EV : Ça vient d'une part de mon histoire personnelle, puisque je suis une fille de vieux parents, mon père a été mon grand-père, je savais jamais auquel j'allais avoir affaire. Le grand-père était très... laxiste, le père... Tout d'un coup, il piquait des crises de père noble "Non, tu ne feras pas ceci ou cela !". Alors que mon père-grand-père disait "allez, va, je te refile des sous pour que tu ailles au truc, là". Et puis aussi... j'aime les thèmes du temps. Mais écrire une histoire de voyage dans le temps, ça ne m'intéresse pas. Alors qu'une seule et même conscience qui voyage dans le temps, dans la durée, ça c'est intéressant ! Une conscience qui vit tous les moments...
M : Comme Simon dans Tyranaël.
EV : Oui c'est ça. Le voyage dans le temps en machine, c'est de la triche : hop, hop, on fait du tourisme, c'est trop facile ! Non, bien sûr, ça a ses propres problèmes. Mais être obligé... Être obligé de voir tout le monde mourir, et que ça recommence, et... Dans Les pierres et les roses, au début, une de mes personnages ne veut pas mourir, elle a très peur de mourir, elle a de bonnes raisons de ne pas vouloir mourir, mais au bout de dix ou douze siècles, tu commences à en avoir ras-le-bol, hein ! Simon ne dure pas aussi... si, il dure pas mal longtemps, tout de même, six ou sept cents ans. Oh oui, pôv'petite bête !
M : Mathieu dure plus longtemps, huit cents ans.
EV : Oui, Mathieu dure jusqu'au bout. D'ailleurs je ne pense pas qu'il soit fini. J'ai un autre projet, à part ce roman qui va être à la fois de la science-fiction, de l'uchronie qui va commencer un peu comme une espèce de fantasy, où on va retrouver des talents, mais dans l'autre sens... Enfin, bref, je vais m'amuser, avec celui-là ! Je m'amuse toujours, de toute façon ! J'adore. J'adore écrire, j'aime inventer des histoires. Il y a donc un autre projet qui est de reprendre Tyranaël un peu, de re-visiter ma planète avec des nouvelles qui sont... Les nouvelles des Contes de Tyranaël - publié pour jeunes mais qui n'a jamais été écrit pour jeunes, sauf une nouvelle peut-être : on m'avait demandé d'en ajouter une, et je savais à ce moment-là que ce serait publié dans une collection jeunesse donc j'ai... adapté le niveau. Et je voudrais faire une espèce de... C'est vague, encore, c'est flou. Je voudrais reprendre certains des motifs qui sont dans les contes, mais les faire en vrai, en "réaliste-SF", avec des personnages adultes. Il y aurait tout un jeu d'échos entre les contes et les nouvelles, les situations des personnages, les décors. Par exemple, il y a sur Tyranaël une ville où une falaise entière est sculptée en forme de Tête, la tête d'une femme qui regarde vers le ciel. C'est lié à toute une légende, qui n'est pas de la mythologie mais de l'histoire réelle, l'histoire de la prêtresse Taiguèn, qui s'est sacrifiée pour sauver son peuple d'un horrible envahisseur...
M : "Et son destin a été pire que la mort".
EV : Et son destin a été pire que la mort, parce que la conséquence de son sacrifice, c'est qu'elle s'est retrouvée seule pour l'éternité. Eh bien, je voudrais la reprendre avec comme personnage la personne qui a sculpté cette Tête. On sait qu'il n'y en a eu qu'une. Mais c'est quoi, vraiment, cette Tête ? Est-ce vraiment la Tayguèn dont on parle des millénaires plus tard ? Ou bien est-ce que c'était complètement autre chose ? Tu vois, encore la vérité et le réel... Cette histoire-là, elle me branche pas mal, je pense que ça va être la première que je vais écrire. Il y en a d'autres, avec des licornes. Peut-être une avec les arbres gomphal... Une autre avec les oiseaux-parfums. Définitivement une avec les oiseaux-parfums. Et je voudrais ramener Mathieu, je sais pas pourquoi ! Parce que Mathieu... il est bien, Mathieu ! J'aime tellement la fin, là, le pardon, quand il pardonne à celui qui l'a rendu immortel et qui lui a fait subir les pires avanies, et j'aimerais... Parce que, qu'est-ce qu'il fait, après ? Après qu'il a pardonné ? Est-ce qu'il demande, comme Simon, qu'on le finisse ? Ou quoi ? Je le vois encore curieux malgré tout le temps écoulé, Mathieu, curieux de ce qu'est devenue la planète qu'il avait quittée. Je voudrais retrouver Mathieu. Mais là ça sent le vieux cheval sur le retour. J'ai peur de me faire dire "Non, encore ? C'est trop facile, tu reviens à tes anciennes bébelles, tu te répètes !"
M : En même temps, est-ce que ça ne pourrait pas intéresser, aussi, des gens qui n'ont pas lu Tyranaël ?
EV : Oui, justement, ce pourrait être une sorte d'introduction au bidule... Mais il va falloir que je relise la pentalogie au complet en prenant des notes, parce que toutes mes notes, mon, quoi ? dix gigs de notes pour Tyranaël accumulées au fil des siècles... tout ça est dans une boîte, je n'ai pas envie de les sortir, et d'ailleurs, où est-ce que je les ai mises ? Attends, non, il y en a une bonne partie qui était sur ordinateur ! Sur des disquettes quelque part. Aïeoïe. En tout cas, il va falloir que je relise tout ça, que je ré-apprenne la langue, que je me remette dans la tête le cycle des éclipses, les climats, les noms de lieux... ah là là, ça va être l'enfer ! (rires) Disons que je préférerais écluser le roman d'abord, et puis, quand je serai prête, près de la tombe, là, je m'attaquerai à ces nouvelles. Mais je voudrais vraiment le faire. Voilà, c'est ça, les projets. J'en ai encore, je suis pas tout à fait morte, yeah ! Chaque fois que je finis quelque chose, je me demande : est-ce qu'il va y en avoir, après ? Quand l'idée d'Hôtel Olympia m'est venue, j'ai dit "ah, je ne suis pas finie !". Après Reine de Mémoire, j'étais sûre que j'étais finie, que c'était fini, que je ne pouvais plus rien faire après ça. Puis après Hôtel Olympia "ah ben, il m'en restait un bout, OK, et après ?". Là, je sais qu'il m'en reste encore un bout. En fait, j'espère mourir à la tâche, en train de taper sur mon clavier, tchikitchikitchik... raaaaah... couic ! Comme Molière. Belle mort.
M : Et c'est un bon mot de la fin, je crois ! Merci, Elisabeth Vonarburg.