Les Chroniques de l'Imaginaire

Wannsee - Le Hénanff, Fabrice

Nous sommes en janvier 1942, dans la banlieue de Berlin, dans un manoir cossu ayant appartenu à un notable allemand qui a été arrêté. Il y a de l'effervescence aux abords de ce manoir, où quinze hauts fonctionnaires du Troisième Reich sont attendus, à la demande de Reinhard Heydrich, SS Obengruppenführer, qui répond directement à Himmler. Tous les ministères du Reich seront représentés à ce rendez-vous, où Heydrich lui-même va assister, après que son avion se soit posé aux alentours.

Alors, les différents représentants arrivent un à un : on se congratule, et on parle des difficultés sur le front de l'Est. Il y avait sans doute mieux à faire que de venir assister à cette réunion, mais les ordres sont les ordres. Et puis, il y a cet incroyable buffet qui est bien appréciable, avec les vins français les plus fins. Heydrich est le dernier arrivant, et il s'enquiert de l'ambiance auprès d'Adolf Eichmann, SS Obersturmbannführer, en charge des affaires juives.

La réunion qui va démarrer ne devrait pas durer plus de deux heures, c'est en tout cas le souhait de Heydrich. Et il ne restera rien du compte-rendu qui en sera tiré. L'ordre du jour est de décider de comment la Solution Finale, imaginée par Hitler, sera concrètement mise en œuvre. Un ordre du jour glaçant, donc, d'autant qu'il va devoir être rapidement expédié. Les lois de Nuremberg ont été votées, et elles sont en application. Mais maintenant, il s'agit d'aller plus loin que le blocage de l'économie juive...

Cela commence par un compte qui reste numérique, du nombre estimé de juifs qui sont comptabilisés dans chaque pays. Un décompte glaçant, pas simple, d'autant que les mouvements de population juive, à l'époque, sont marqués par l'immigration. Un décompte qui met en évidence que pas moins de onze millions de juifs seront à traiter, par les discussions qui suivront... L'occasion est donnée de parler au SS en charge des pays de l'Est, notamment la Pologne. Les ghettos existant sont déjà plein de juifs, et la solution des Einsatzgruppen, les unités mobiles d'extermination, n'apporte pas satisfaction : les soldats en charge d'exterminer les juifs par balle deviennent fous, et il faut imaginer une autre solution...

Les discussions vont continuer sur le sujet, tout en gardant un vocabulaire qui reste neutre, passe-partout. Et c'est là que l'effroi est palpable. Ces hommes savent très bien ce dont ils parlent, et la conversation va vite tourner sur le traitement des mischlinge, les populations qui ont du sang allemand et du sang juif. Tous les cas de figure seront débattus, avec des règles tantôt claires, tantôt laissant libre cours à l'interprétation. Des discussions qui coûteront la vie à des centaines de milliers de personnes derrière, notamment lorsqu'elles reposeront uniquement sur l'apparence physique de telle ou telle personne.

Fabrice Le Hénanff, l'auteur de Ostfront ou encore Westfront, signe là un one-shot véritablement glaçant. Cette réunion a réellement eu lieu, et l'auteur dépeint la chose avec un réalisme saisissant, que ce soit au niveau graphique (et là, c'est à tomber...) ou au point de vue historique. Cela aurait pu se passer exactement de cette façon, c'est réaliste et probable. Et c'est ce qui glace. On a parfois l'impression d'assister à une réunion professionnelle, où on parle de règles de gestion dans un contexte informatique. L'ambiance est la même, sauf qu'on parle là du droit de vie ou de mort sur des millions d'individus.

L'auteur fait montre ici d'un travail de recherche sans doute énorme. Et cela se ressent graphiquement : un soin tout particulier est apporté aux costumes, aux expressions, aux décors. Il n'est pas une case qui ne soit travaillée, et parfois on a l'impression de photographies, tant cela est complètement travaillé. Les sujets traités sont encore très sensibles, et cela sera sans doute le cas pour longtemps encore, surtout à une heure où meurt Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah. Une œuvre réaliste, à l'intérêt historique particulier mais tellement évident, qu'il vaut mieux faire découvrir au plus grand nombre.