Les Chroniques de l'Imaginaire

L'inclinaison - Priest, Christopher

Dès ses sept ans, Alesandro Sussken est fasciné par les îles qu'il découvre à l'horizon depuis le grenier de la maison de ses parents. En fait, le prodigieux musicien qu'il est déjà entend leur musique, et sa première oeuvre enregistrée portera le nom de la plus proche. Son frère Jacj ne l'entendra pas, toutefois : il a déjà été conscrit par la Junte militaire au pouvoir dans la Glaund, et emmené sur le continent sud, où se poursuit une guerre interminable contre le pays voisin.

Les années passent, Jacj ne revient pas, et n'envoie pas de nouvelles, leurs parents, de plus en plus désespérés, vieillissent, Alesandro se marie avec une autre musicienne, devient célèbre, et découvre même que sa musique est plagiée par And Ante, un musicien des îles. Quand on lui propose une tournée dans les îles, il accepte, du fait qu'il pense que ce sera sans doute sa seule occasion d'y aller, l'intérêt pour les îles étant découragé en Glaund. A son retour, toutefois, après une tournée de neuf semaines, il découvre que près de deux ans ont passé. A partir de là, sa vie va changer.

Les romans de Christopher Priest sont toujours complexes, et demandent un lecteur qui supporte la frustration de ne pas tout comprendre. Celui-ci ne fait certes pas exception, mais sa particularité est sans doute de traiter l'intrigue comme quantité négligeable. De ce fait, un lecteur qui s'y attacherait ressentirait une grande frustration, et risquerait de passer complètement à côté de ce roman, qui est à mon sens une réflexion sur le processus du temps et du vieillissement. C'est d'ailleurs plus ou moins ce qui est dit dans le tout premier paragraphe.

Cela implique donc tout un temps où "il ne se passe rien", sauf un voyage qui semble totalement erratique d'une île à une autre, avec ces étranges adeptes qui viennent ou reviennent d'une façon apparemment aléatoire. Toutefois, dans ce même temps, Sandro est inspiré - ou pas - par la musique des îles qu'il visite, se déleste peu à peu du poids de ses bagages et de celui des années, et finit par admettre que son frère est perdu pour lui. Pour ma part, j'ai été fascinée par la façon dont l'auteur a représenté le passage du temps, de la vie, et mis en relief tous ces temps, tout ce temps, pendant lesquels rien d'autre ne se passe que le lent vieillissement physique et mental, que l'oubli progressif de ce qui avait paru important, que l'éloignement graduel entre nous et ce ou ceux qui nous ont été chers.

Il n'empêche qu'il s'agit d'un roman de science-fiction à part entière, et j'ai trouvé remarquable l'idée que le graduel laisse des traces sur un support physique, et puisse être corrigé d'une façon à la fois mathématique et artistique par les adeptes. De quoi ils sont adeptes, ce n'est pas précisé : du temps, de l'art, du graduel ? Ce sera à chaque lecteur de se faire sa propre idée. Les fidèles de l'écrivain auront remarqué que ce roman se déroule dans le même univers que L'archipel du rêve et Les insulaires.

En somme, un Christopher Priest à la fois typique et original, peut-être à ne pas mettre entre toutes les mains, toutefois, en raison de sa lenteur et de son indifférence majeure pour toute intrigue reconnaissable comme telle.
Pour ma part, la seule critique que j'émettrais regarderait le titre français : en effet, une traduction littérale du titre anglais serait Le graduel. Comme c'est de cela qu'il est question, sous ce nom, pendant toute la seconde moitié du livre, je ne comprends pas bien que cela n'ait pas été utilisé pour le titre.