Les Chroniques de l'Imaginaire

La main gauche de la nuit - Le Guin, Ursula K.

Au fond de l'espace, une planète glacée, Gethen, nommée Nivôse par l'Ekumen, qui est une fédération très souple de civilisations. Sur cette planète, des enquêteurs sont déjà venus, incognito, et au vu de leur rapport l'Ekumen a décidé que le temps était venu pour Gethen d'apprendre l'existence des autres mondes humains par la visite d'un Envoyé.

Celui-ci, Genly Aï, commence son séjour par des mois en Karhaïde, l'une des nations dominantes de la planète, gouvernée par un roi fou, dont le premier ministre, Therem Harth rem ir Estraven, croit à ses dires et réussit à lui obtenir une audience auprès du Roi, avant d'être condamné à l'exil. Il réussit à gagner l'Orgoreyn, autre nation voisine et rivale de la Karhaïde, dont la forme de gouvernement et "l'ambiance" évoquent un peu l'ex-URSS. C'est là également qu'arrive l'Envoyé, auquel le remplaçant d'Estraven n'est pas favorable. Malheureusement, les Commensaux qui gouvernent l'Orgoreyn estiment leur pouvoir menacé par sa présence et l'emprisonnent dans une de leurs Fermes de Travail (sorte de goulag), d'où Estraven, qui se sent responsable de son sort, le tire. Tous deux vont devoir traverser la calotte glaciaire pour regagner la "civilisation".

Voilà pour "l'action" du roman, si l'on peut parler d'action dans ce roman lent, très intériorisé, et dont l'argument de base, tel que je l'ai exposé ci-dessus, n'est ni très original ni passionnant. Ce qui me pousse à lire et relire et aimer infiniment ce superbe roman, qui a obtenu le prix Nébula en 1969 et le prix Hugo en 1970, c'est d'une part la forme d'écriture, une sorte de mosaïque à plusieurs voix, et d'autre part, surtout, les idées sur lesquelles il est bâti :

L'indifférenciation sexuelle 
Les indigènes de Gethen sont neutres, c'est-à-dire que, hors des périodes de rut, appelées kemma, ils ne sont pas différenciés sexuellement.

Je ne peux citer in extenso, quelque désir que j'aie de le faire, les conséquences que tire l'auteure de cet état de fait imposé à ses personnages, en voici un très bref extrait :
"Ils ne voient en leurs semblables ni des hommes ni des femmes. Et c'est là une chose qu'il nous est presque impossible d'imaginer. Quelle est la première question que nous posons sur un nouveau-né ? [...] Un homme veut faire valoir sa virilité, une femme sa féminité, si indirect et subtil que puisse être l'hommage qui leur est rendu. Sur Nivôse, cet hommage n'existe pas. C'est uniquement comme être humain qu'on y est respecté et jugé. C'est une expérience bouleversante."

La "précognition sur commande"
Contrairement au précédent, ce thème n'est pas d'une grande originalité, mais la façon dont il est traité me paraît intéressante. Si j'ai bien compris, il s'agit de voir comment est "tissé" le temps, ce qui permet de répondre aux questions qui sont posées. Tout le problème réside dans les questions dont certaines sont interdites, et dans ce cas le Tisseur doit refuser d'y répondre (au péril de sa vie et/ou de sa raison). Par ailleurs, et ceci mérite à mon avis d'être également souligné, ceux qui "voient" ce tissage sont des schizophrènes, dont le don est explicitement valorisé, ce qui fait d'eux autre chose que des "malades" à soigner.

La télépathie
Pas bien original non plus à priori. Et pourtant, parfois, elle fonctionne bizarrement. Par exemple, Estraven entend dans sa tête la voix de Genly Aï lui parlant par la voix de son frère mort, ce qui le trouble infiniment.

L'inceste
Admis entre frères sur Nivôse, mais interdit entre les générations. D'autre part, deux frères ne peuvent se jurer fidélité, et si leur union porte fruit, ils doivent impérativement se séparer. Ce thème-là me paraît plutôt original, et audacieux, surtout si on le replace dans l'époque où le roman a paru.