Takeo est aux abois : Son grand-père risque de régresser avant le jour de son prochain Grand-Renouvellement. Le vieux Mikaï est sujet à des crises de démence passagères, lors desquelles son intelligence disparait, le rabaissant à l'état de bête agressive. S'il régresse au point de devoir être enfermé, que deviendra Takeo, qui n'est pas encore considéré comme adulte ?
Le jeu du démiurge nous emmène en l'année 3045 du calendrier universel terrestre, sur la planète Selckin-2. Un siècle après avoir été colonisée, Selckin-2 s'est développée et la vie y semble plutôt paisible de prime abord, de type pré-industriel. La planète est principalement peuplée de Mikaïs, des hominidés simiesques qui ressemblent à des hommes préhistoriques pour le physique et à des hommes modernes pour l'intelligence. Leurs capacités cognitives ne sont malheureusement pas innées, elles leur sont conférées par des mémopuces (des nanopuces électroniques) injectées par des arbres-machines.
Dans la cité de Nagack, où vit Takeo, les Mikaïs subissent le Mal de Rumack : leurs mémopuces se détachent au bout d'un an, les contraignant à un renouvellement régulier supervisé par les Eridanis.
Les Eridanis sont les derniers colons d'origine, des post-humains originaires de Naock dans le système de θ-Éridani-1. D'une hauteur de plusieurs mètres, leur corps est amélioré par des éléments technologiques parfaitement intégrés, en fonction de leur caste : exosquelette, paire de bras supplémentaire, antennes, etc.
Les Eridanis suivent une doctrine qui façonne tout leur mode de vie : Le Sanuckaï impose de propager vie et intelligence dans tout l'univers ; il n'est pas question de se soustraire à cette obligation de conquête spatiale, comme l'ont appris à leurs dépens une poignée de "rebelles", les Narkophs, qui souhaitaient simplement profiter de la vie et qui ont été sauvagement réprimés.
C'est ainsi qu'en 2907 a été lancée une mission stellaire : Le vaisseau Lemnoth avait pour tâche de coloniser de nouvelles planètes, mais également de secourir l'équipage - plongé en hyper-sommeil - d'un vaisseau endommagé dans un système lointain, jalousement gardé par l'Intelligence Artificielle qui en avait la charge. Pour le Ludi Nemrick, la dangerosité du voyage n'entrait pas en ligne de compte : Il a choisi cette mission pour suivre son amant, le Techno Rumack.
Le roman alterne les deux trames, celle suivant Takeo et ses proches dans le "maintenant" et celle racontant ce qui est arrivé à Nemrick "avant". On comprend ainsi, par petites touches, comment on en est arrivés à la situation présente. Si au départ le récit des événements passés peut sembler moins prenant que celui du présent, il est pourtant essentiel et finit par devenir tout aussi intéressant, apportant lui aussi son lot de tension. Dans ce premier tome, les deux fils de narration restent bien séparés malgré la présence de personnages communs aux deux récits, les Eridanis ayant une longue espérance de vie.
A dix-sept ans, Takeo est presque un adulte, mais n'a pas encore été reconnu comme tel à cause de son caractère un peu trop vif et fier. Son ascendance lui a joué des tours et, s'il a de bons amis, il n'est un Mikaï ni très populaire ni très représentatif. Suite aux événements relatés ici, le jeune homme anodin va mûrir rapidement et se révéler un personnage clé de son temps. Comme la plupart de ses semblables, il voue une grande admiration à Maître Nemrick.
Nemrick est en effet l'Eridani qui est le plus proche des Mikaï : il aime ce jeune peuple comme les enfants qu'il n'a jamais eus, les appréciant en tant que tels et non pas seulement comme des esclaves à soumettre et exploiter. Est-ce à cause de sa sensibilité de Ludi, la caste d'Eridani dédiée au bien-être (les médecins, les psys...) ? C'est en tout cas le personnage qui semble le plus émotif de tous ceux que l'on va rencontrer. C'est un personnage dont le cœur déborde d'amour, et déchiré par celui-ci car il se retrouve toujours pris à partie : il aime autant Rumack le traître que le commandant Henock qui dirige la colonie ; il aime autant les Mikaïs que son propre peuple... A travers les deux trames parallèles, on le découvre à la fois jeune et rêveur, et vieux et plus philosophe.
Et Rumack alors ? Dans le présent, il est considéré comme un traître, mais on a encore du mal à voir comment la situation en est arrivée là. De la caste des Technos, c'est tout simplement un génie, mais parfois mal vu car il ne suit pas toujours les mêmes chemins que les autres. Pour son malheur, il a une âme d'artiste dans une société où ceci est considéré comme un défaut !
D'autres personnages sont également importants, mais ce sont surtout ceux-là qui sont les plus importants, même si Rumack reste très mystérieux pour le moment.
Si l'histoire est intéressante, j'ai également adoré découvrir l'univers très riche imaginé par Philippe-Aubert Côté. A l'instar de son démiurge, il a imaginé un monde (et même deux en comptant Naok) ahurissant de détails qui font mouche.
Selckin-2 est ainsi occupé à la fois par des post-humains et des pré-humains qu'ils utilisent comme main d’œuvre. Pourtant, aussi bien les uns que les autres sont très simplement humains dans leur psychologie : ils aiment, ils détestent, ils cherchent le pouvoir ou la vengeance, ils s'ennuient...
Selckin-2 a également été terraformée d'une manière toute particulière ; la technologie y est souvent mêlée à la biologie, en totale harmonie : des arbres-machines qui injectent des puces électroniques, mais aussi des arbres-gardiens qui contrôlent des portes, des bioqubs (ordinateurs quantiques à composantes biologiques), des réseaux informatiques composés d'holorameaux... et la touche d'extravagance finale, œuvre maîtresse d'un esprit moins conformiste que ses voisins : les dalis (du nom du peintre qui les a inspirés), des créatures biomécaniques évoquant des araignées de métal, dont la taille peut varier d'un mètre à plusieurs dizaines, et dont le dos porte comme un monde miniature (un château de type médiéval, par exemple) !
Il me semble également que ce monde a une touche d'influence japonaise (je pense au prénom de certains personnages, ou aux Chiens-Nekos aux traits mi-canins mi-félins) que je ne m'explique pas ; mais peut-être ai-je lu trop rapidement un passage qui expliquerait cela.
Le style est très travaillé, avec un vocabulaire précis. C'est plutôt agréable à lire, mais devient parfois un peu lourd. Du coup, j'ai inconsciemment zappé certaines descriptions, et je peine encore à me représenter correctement l'apparence des différentes castes des Eridanis par exemple. Un exemple : "Il portait un caracasque soudé à ses épaules : ouverte sur le devant, cette boîte crânienne supplémentaire laissait voir sa tête remuer à l’intérieur. Sa bouche, une ligne horizontale, était aussi fendue par un trait vertical ; sclérites buccales cruciformes, très courantes chez les Admins."
Ajoutons qu'il y a un glossaire à la fin de l'ouvrage, donnant des explications bienvenues sur les néologismes. Mais comme en numérique ce n'est pas très pratique à consulter à la volée, je m'en suis passée, et j'ai un peu galéré au début du roman pour comprendre les concepts. J'ai regretté que ce ne soit pas mieux intégré au texte.
Ce roman est initialement paru en un seul volume grand format. La version poche en deux volumes paraîtra en France en mai 2019. Du coup, les deux tomes s'enchaînent sans pause (difficile de s'arrêter après le premier !), et ayant tout lu d'un trait j'ai eu un peu de mal à découper ma chronique pour la faire correspondre aux deux ouvrages. La suite de mes impression dans ma deuxième chronique, donc !