Les Chroniques de l'Imaginaire

La forêt des araignées tristes - Heine, Colin

Bastien tombe. Homme sans poids dont la vie n'importe guère qu'à Agathe, sa vieille gouvernante, et dont l'encyclopédie envisagée, de ratages en faux départs, ne verra sans doute jamais le jour, il n'a pas commencé de tomber avec cette nacelle expérimentale. La courroie qui lui reste dans la main quand il essaie de s'y raccrocher va pourtant le lancer sur une autre trajectoire.

Ernest Gulliver savait bien que la présence de Hargne dans son expédition lui vaudrait trop d'ennuis pour ce qu'elle lui rapporterait, mais il ne supporte pas d'avoir perdu des hommes par sa faute. Quand, à son retour après une mission dangereuse dans les Vaineterres, il apprend la mésaventure de son ami Bastien, le naturaliste à qui il a apporté la griffe de la monstrueuse araignée qui a failli le tuer, il consent volontiers à rechercher l'inventeur de la nacelle fatale. Sans savoir que cela va le remettre en présence de sa Némésis.

Entre post-apo et steampunk, entre SF et fantasy, ce roman onirique, bien écrit, lent, mais où l'action ne cesse guère, est tout à fait fascinant. Il y a plusieurs niveaux de lecture, même si le premier, qui chercherait à le prendre comme un roman policier, ou d'aventures, est sans doute forcément frustrant, du fait que son personnage principal, Bastien, est littéralement un anti-héros, si on considère que le héros est forcément actif, et aux commandes de sa vie.

Mais il y a la description d'un monde à la fois très semblable au nôtre, et très différent, une reconstitution de la fin de notre XIXe, début du XXe siècle, y compris dans les conflits sociaux et le style d'écriture, avec les personnages qui y correspondent. C'est crédible, bien fait, agréable à lire.

Ensuite, il peut être lu comme une réflexion sur le contrôle, sur la mesure de contrôle que nous exerçons, ou non, sur nos vies, et sur la mort, qui nous attend tous et qui est l'ultime perte de contrôle. Dans cette optique, on peut voir Bastien à un bout de l'échelle et Gerfon à un autre, avec le reste des personnages répartis entre eux. Ce niveau de lecture rappellera à ceux qui l'auraient oublié que la SF est l'un des refuges modernes du roman philosophique et pourra évoquer, de loin, Shepard ou Curval.

Enfin, il y a la richesse de l'univers de l'auteur. Au-delà des clins d’œil (nommer un explorateur "Gulliver", je vous demande un peu !) et des références à notre passé, il y a une inventivité jusque dans les détails concrets qui est vraiment réjouissante. Tout sonne vrai, crédible, et l'on ne saurait si l'on doit plaindre ou envier l'auteur d'héberger en lui toutes ces créatures.

C'est d'autant plus impressionnant qu'il s'agit d'un premier roman. Certes, il y a quelques maladresses : le personnage d'Angela, quoiqu'intéressant en soi, arrive à mon avis de façon un peu artificielle, et n'est pas d'une grande utilité à l'intrigue ; sur le plan formel, il reste çà et là quelques doubles négations, et quelques passé simple là où on attendrait un imparfait du subjonctif, mais hélas ce genre de choses n'est pas réservé aux auteurs débutants, de nos jours. Par ailleurs, mais ceci est à mon sens un point aussi positif qu'un inconvénient, on ne sait rien à la fin de la nature du lien entre les araignées (et pourquoi "tristes" ? Certes, cela fait un superbe titre, mais il reste inexpliqué) et Bastien. Un lecteur qui aime voir raccrochés tous les fils d'une intrigue à la dernière page pourra en être frustré.

Ce qui est sûr, c'est que ce roman est à mon avis superbement original, et que je vais guetter tout ce qui paraîtra d'autre sous le nom de son auteur.