Partie de la ZAD de Notre-Dame des Landes, la révolution verte a remodelé en profondeur la société, en redonnant vie aux idées oubliées de 1789, l'écologie en plus. Mais les lois de la Santé responsable et la création de l'Utilité, avec ses différentes classes, ont recréé les inégalités dont la révolution avait pensé se débarrasser. Charles n'y pense pas trop : c'était son jeune frère Hugues qui militait contre l'Utilité, pas lui.
Charles a cinquante ans, il est "le grand Charles", un écrivain reconnu, un Utile classe 5, ce qui signifie qu'il a droit, comme son épouse et leurs enfants à présent adultes, aux meilleurs soins médicaux, et à une rente généreuse qui leur permet de se moquer éperdument des restrictions au sujet de la nourriture. Aussi Charles ne se prive-t'il de rien, ni de sucre, ni de gras, ni d'excitants en tout genre.
L'action commence au moment où il entend parler pour la première fois du projet du député Lebraz de déclasser une bonne partie des écrivains actuellement en classe 5, sans tenir compte de leur succès auprès du public, mais de la conformité de leurs œuvres au credo politique du moment. Ballotté entre les exigences de son éditeur et de son épouse, qui tous deux lui demandent de se plier aux diktats de la future nouvelle loi, et les demandes de ses collègues écrivains, curieusement secondés par ses propres parents, de se faire le porte-parole de la résistance littéraire à la censure, il perd pied rapidement.
Ce court roman sur la création artistique est un régal. Facile à lire dans sa forme, il a un fond d'une belle densité, dont chaque couche est nourrissante. D'abord, les personnages en sont intéressants, à commencer par le personnage principal, un peu perdu, fragile malgré sa stature d'homme mûr et d'écrivain arrivé, curieusement incapable de parler, mais s'exprimant par passage à l'acte (fuir, boire, fumer, baiser), l'écriture ("Ecrire, c'est physique") étant une mise en forme, en acte, de ses idées, et donc un pont. Mais la plupart des personnages secondaires, pour être souvent moins fouillés, ne sont pas moins intéressants.
A ce sujet, j'ai trouvé très crédible la façon dont l'auteure recycle la vieille opposition entre les "réalistes" de la révolution et les "rêveurs" qui croient à la culture pour tous, et à l'action à long terme de la réflexion portée par la culture. L'un des personnages cite Maïakovski, ce qui montre bien la référence à la révolution russe, mais on peut penser aussi à ce qui s'est passé pendant la guerre d'Espagne entre les communistes et les anarchistes. Et pour revenir aux personnages, celui de Milo m'a irrésistiblement fait penser aux récipiendaires de l'invocation de Georges Brassens dans Mourir pour des idées : "Ô vous les boute-feu, ô vous les bons apôtres, / Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas / Mais de grâce mordieu laissez vivre les autres..."...
La peinture de cette dystopie discrète, qui s'est mise en place discrètement à la faveur de lois apparemment pleines de bonnes intentions, fait véritablement froid dans le dos, par sa crédibilité implacable. Ce genre de textes démontre une fois de plus la valeur de représentation, voire d'avertissement, de la SF, lorsqu'elle met en situation des avenirs possibles déduits de notre présent. Si on peut dire que c'est un roman d'actualité par son thème, avec les conflits récents et la contestation des "gilets jaunes", c'est aussi un roman sur la littérature, sur l'écriture, où sont remises au goût du jour - parce qu'elles ne cessent, et n'ont jamais cessé, d'être actuelles - les vieilles controverses sur le rôle de l'écrivain.
Car certes, elle avait raison, l'auteure qui me disait récemment que le matériau d'un écrivain, ce sont les mots, pas les idées. Il n'empêche que l'on peut aussi considérer que tout auteur, et plus encore s'il a du succès, est un porte-parole, et que les idées qu'il met en scène dans son œuvre pourraient influencer ses lecteurs. J'ai ainsi trouvé intéressant ce débat, constant dans le roman, entre l'engagement d'un auteur et la propagande. Charles se targue, à juste titre sans doute, de ne pas faire de politique mais les autres ont aussi raison de lui rétorquer que son choix de personnages et de situations n'est pas innocent. Ce roman montre bien la façon dont une œuvre peut être décrite comme engagée alors qu'aucune idée - et a fortiori aucun parti politique - n'y est explicitement mise en scène. A ce sujet, j'ai trouvé la fin à la fois inévitable, et parfaitement réussie.
Ce roman n'est toutefois pas exempt de défaut : j'ai par exemple trouvé littéralement incroyable que Charles retrouve la chambre d'Hugues à peu près intacte, des années plus tard. L'action est parfois précipitée, mais ce ne sont vraiment que des bémols très mineurs. J'ai passé un excellent moment à le lire, et nul doute que je ne serai pas la seule à qui il aura donné, et donnera, matière à réfléchir. Il n'est pas étonnant que Pierre Bordage lui ait consacré une préface, c'est vraiment un bon roman, d'une auteure dont je n'oublierai pas le nom, et dont je souhaite qu'elle publie d'autres romans pour adultes.