Les Chroniques de l'Imaginaire

Pierre-de-vie - Walton, Jo

Les Marches se situent entre l'Orient, plus ou moins Extrême, où la magie imprègne tout, où le temps passe plus lentement, et où marchent les dieux, et l'Occident, où le temps passe vite, où il n'y a pas de magie, et où même la pensée s'englue, privée de curiosité et incapable de nouveautés. Au cœur des Marches se niche le village d'Applekirk et son manoir. Au moment où se déroule une grande partie de cette histoire, c'est Ferrand qui est le seigneur d'Applekirk. Chayra, son épouse légitime, est la mère de Hodge, l'héritier du domaine, et la concubine de Ranal, le régisseur, époux de Taveth, l'intendante, concubine de Ferrand. Applekirk fait confiance à Taveth : avec elle, il y a assez à manger pour tous, et les murs sont protégés par les yeyanas qu'elle compose et renouvelle soigneusement, afin d'éviter la pénétration de choses néfastes. C'est autour d'elle, et de la cuisine où elle règne, que tourne le domaine, et d'ailleurs les autres personnages.

Ce petit monde tranquille est bousculé par l'arrivée de Hanethe. En fait, il faudrait parler de son retour : Hanethe est l'arrière-grand-mère de Ferrand, partie sans se retourner pour obéir enfin à sa pierre-de-vie, et étudier la magie en Orient. Quand elle revient, elle ne dit pas tout de suite qu'elle a encouru la colère d'une déesse, Agdisdis, et que sa présence met les siens en danger. Le second facteur de déséquilibre est représenté par Jankin, un très beau jeune homme qui vient de l'Ouest, et qui papillonne autant dans ses centres d'intérêt intellectuels que dans ses coups de cœur, au grand dam de Chayra et Taveth.

Ce roman est fin, subtil et complexe comme une soie très fine. En effet, ce sont les liens tissés entre les personnages, et entre eux et le monde qui les entoure, qui en constituent la trame principale. Il n'y pas de rupture de continuité entre les différents états d'un personnage, entre différents états d'être, les humains et les dieux, par exemple, ni entre les différents temps qui constituent l'étrange univers déployé ici par l'auteure. Et de cet univers, on apprend finalement pas mal de choses, discrètement, au travers des dialogues, ou de bouts de phrase qui donnent des indications, sans y toucher. Par exemple, Ranal "reste un mois environ à Margam, mais à Applekirk, quand il revient, il ne s'est écoulé qu'une journée ou deux.", voilà qui pose la différence de rythme temporel entre ces deux villages dont l'un est plus occidental que l'autre. Jo Walton ne décrit pas vraiment : elle raconte une histoire et, ce faisant, enseigne. C'est tout à fait fascinant à voir.

Bien sûr, c'est encore plus manifeste quand il s'agit des relations entre les personnages. Celles qu'elle donne à voir ici sont complexes et nous paraissent, de surcroît, inhabituelles, mais l'auteure donne à percevoir combien, pour les personnages, elles sont naturelles, et plus généralement de quelle façon elles sont vécues au quotidien, souterrainement, n'apparaissant au grand jour que lorsqu'elles sont contestées par un regard extérieur, tel que celui d'Hanethe. Ainsi, elle nous rappelle, sans se transformer en donneuse de leçon ni son roman en manifeste, que nos schémas et normes actuels de relations ne sont pas des absolus, et que d'autres, ailleurs dans le temps ou l'espace, ont d'autres normes, tout aussi acceptables et vivables.

De la même façon, l'auteure n'expose pas directement le sens du terme "pierre-de-vie", mais chacun des personnages dit quelle est la sienne, comment il/elle l'a découverte, et, éventuellement, comment cela a façonné sa vie. A ce propos, je dirai que le terme anglais ("lifelode") est plus ample, puisqu'il fait allusion à la veine de minéral que l'on peut creuser ; c'est moins immédiat, moins donné au regard, que la traduction française. Non que cette dernière soit mauvaise, mais il sera enrichissant de garder à l'esprit le sens original pendant la lecture.

Le roman est centré sur Applekirk, qui se confond avec Taveth, dont la pierre-de-vie est de s'en occuper. Nous avons donc au premier plan l'intendante d'un domaine, dont la préoccupation primordiale est l'entretien de ce domaine, qu'il s'agisse de la nourriture, de la lessive ou des moissons. L'action guerrière, quand il y en a, sous la forme d'un siège, se traduit en nombre de personnes à nourrir, pendant un certain temps. D'une certaine façon, cela m'a évoqué Lavinia, d'Ursula Le Guin, où de la même façon les hauts faits guerriers étaient évoqués par raccroc, de côté. De la même façon que Taveth voit dans le temps : du coin de l’œil.

Vous l'aurez compris, je ne me suis pas ennuyée une minute dans ce roman, écrit avec une grande maîtrise, puisque l'écrivaine réussit magnifiquement à raconter en mêlant plusieurs périodes, en aller-retours entre temporalités différentes sans jamais perdre son lecteur en route, mais ce ne sera sans doute pas le cas de tout le monde. Il s'y trouve peu de bruit et de fureur, peu d'éclats, de voix ou autres, et pas du tout de héros flamboyants. C'est quelque part, une histoire domestique, juste décalée, et écrite par une écrivaine au sommet de son talent singulier. Si vous cherchez un roman original, calme, et bien écrit, n'hésitez pas, cette belle histoire vous conviendra sans nul doute.