Les Chroniques de l'Imaginaire

La Bibliothèque de Mount Char - Hawkins, Scott

Après la disparition de Père, ceux qu'il avait adoptés - ses apprentis plus que ses enfants - se réunissent. Parmi eux, il y a David, qui a étudié le catalogue de la guerre jusqu'à incarner le parfait combattant, Michael, devenu presque autant animal qu'humain, Margaret, qui en sait davantage sur la mort que sur la vie, etc. Et il y a Carolyn, spécialiste des langages. A peu près tous la considèrent comme quantité négligeable. Il est vrai qu'elle a veillé à cultiver cette image, et à ne pas laisser voir ni à David ni à Père l'étendue de la haine qu'elle leur porte.

Ayant tous essayé de retourner à la Bibliothèque sans y parvenir, ils décident qu'ils vont utiliser un humain pour ce faire. Comme Carolyn, parmi eux, parle le mieux l'anglais, elle choisit l'humain en question, Steve, un Américain un peu paumé qu'elle piège pour l'avoir à sa merci. Quand David le sort de la prison où il était enfermé, Steve était en compagnie d'Erwin Leffington, un ancien soldat, héros de la guerre en Afghanistan, que David épargne par respect pour des compétences qu'il peut apprécier. A partir de ce moment, les vies de ces deux hommes vont s'entretisser avec celles des "enfants".

Ce que j'avais lu de ce roman au moment de sa première parution en français m'avait convaincue qu'il ne me plairait pas : il était question de cruauté et de gore, et cela ne fait pas du tout partie de ce qui peut m'attirer dans mes lectures. Je l'ai donc pris en main en me forçant, sinon à reculons. Mais si j'ai mis du temps à y entrer, il m'est impossible de dire que je ne l'ai pas apprécié. D'abord, et pour en finir avec l'aspect évoqué plus haut, il y a certes des scènes difficilement soutenables (et des vers en trop grand nombre pour mon goût personnel), et le personnage de Père est clairement un psychopathe intégral. Qu'il ne soit pas humain ne change rien à mon opinion. Cela dit, rien n'est gratuit là-dedans, et c'est ce qui m'a permis d'apprécier ma lecture. 

L'auteur illustre le thème de la fin et des moyens avec une grande efficacité. Certes, il n'est ni le premier ni le seul, mais cela n'enlève rien à sa réussite. Au fil de son roman, il prend soin d'exposer, comme en passant, les raisons pour lesquelles Père agit ainsi, notamment envers Carolyn et David. Du coup, le thème de ce qui constitue l'humanité de chacun est aussi traité, par raccroc, par exemple par le biais de la relation entre Carolyn et Steve, et le rapport de celui-ci à ceux qu'il aime, à commencer par Petey et Naga. Enfin, je déteste de tout mon cœur la phrase "ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort", et je trouve que ce roman démontre, par l'absurde, combien elle est fausse, du fait que tout dépend de la définition donnée au mot "fort".

La construction de l'histoire, par l'alternance de points de vue en terme de personnages et de temporalité, réclame de consentir à se laisser embarquer sans forcément savoir où l'auteur nous conduit. La récompense de cette soumission du lecteur consiste en la découverte progressive de la façon dont les différents fils se nouent, d'une façon qui m'a paru vraiment très bien maîtrisée, surtout pour un premier roman. La façon dont l'auteur approfondit et complexifie ses personnages, par petites touches, et au premier chef David qui au départ semblait une sorte de monstre monolithique, m'a aussi impressionnée.

Tout cela passe par une écriture tout en finesse, avec différents niveaux de langage magnifiquement transcrits par ce grand traducteur qu'est Jean-Daniel Brèque. Cela passe aussi par un humour discret, omniprésent, qui bien sûr m'a souvent évoqué Neil Gaiman. A cet égard, la scène chez le vétérinaire est un grand moment, et illustre à merveille l'art du dialogue de Scott Hawkins.

En bémol, je dirai que les variations de rythme, et surtout un début difficile à appréhender et une fin plus lente que ce à quoi on s'attendrait, pourront agacer certains lecteurs. A force de prendre le contre-pied des attentes desdits lecteurs, il est probable que ceux-ci laisseront tomber ce qui ne peut être qu'une sortie hors de leur zone de confort. Par ailleurs, si l'histoire est en effet originale, elle fait néanmoins appel à des tropes présents dans le genre depuis longtemps : raconter une guerre entre les dieux ne date pas d'hier ! Il n'empêche que je n'oublierai pas le nom de l'auteur et que je ne manquerai pas de m'intéresser à ses prochaines publications, car son ton m'a paru éminemment personnel.