Le Grand Calife Gurçu le Destructeur a réclamé à Séresse un artiste pour réaliser son portrait à l'occidentale. Le Conseil des Douze, qui gouverne la République Seressinienne, s'est empressé de choisir un émissaire, Pero Villani. Le jeune peintre est loin d'avoir la renommée de son père, mais il a une qualité particulièrement importante pour cette mission : il est éminemment sacrifiable. Un argument de choix, puisqu'on ne s'attend pas vraiment à ce que l'artiste revienne vivant, d'autant plus que le Conseil des Douze lui a secrètement confié la mission d'assassiner le calife, s'il en a l'opportunité.
Voilà donc le jeune homme embarqué pour un voyage long et dangereux jusqu'à Asharias, la Cité des Cités, ancien joyau de l'empire jaddite et désormais la capitale de l'empire asharite sous la coupe du conquérant. Tout au long de son périple, il va rencontrer un armateur dubravien, une espionne séressienne qui n'a accepté cette mission que pour sortir du couvent où son père l'avait enfermée, une pirate de Senjan, une ancienne impératrice, un djanni (enfant jaddite kidnappé et converti puis enrôlé dans les troupes d'élite asharites), un calife...
Si nous revenons sur les lieux de La mosaïque de Sarance, mille ans ont passé depuis et il ne reste que ruines de l'hippodrome où s'affrontaient les conducteurs de chars, et des mosaïques patiemment assemblées. En fait, le contexte d'affrontement entre jaddites et asharites rappelle bien plus Les lions d'Al-Rassan, plus proche dans le temps puisque cela ne fait que quelques siècles que le Capitaine Belmonte a fini de reconquérir l'Espéragne en boutant les Asharites hors de la péninsule. Le lecteur attentif repérera nombre de références à ces précédents romans, qui pourront laisser un peu perplexe un nouveau lecteur (j'ai notamment eu ce sentiment lors de l'escarmouche à l'orée de la forêt hantée) sans toutefois gêner sa lecture.
Guy Gavriel Kay utilise la fantasy pour se donner toute liberté dans son récit, sans être lié par la véracité des événements historiques. La géographie du monde diffère de la nôtre, deux lunes se côtoient dans le ciel et une légère touche de magie est présente. Les événements historiques majeurs ne respectent pas la même chronologie que dans notre monde : c'est particulièrement flagrant pour la Reconquista espagnole achevée en 1492 et la chute de Constantinople en 1453, ici inversés et plus éloignés dans le temps, par exemple.
Pour autant, on reconnait sans guère d'effort les correspondances entre les deux univers. Nous sommes vers la fin du XVème siècle, vingt trois ans après que les Ottomans/Osmanlis aient pris Constantinople/Sarance et l'aient renommée Istanbul/Asharias. La Méditerranée est dominée commercialement par la République maritime de Venise/Séresse (dont le nom des habitants, les Séréssiniens, sonne bien proche de la Sérénissime, autre surnom de la cité des Doges...), même si la République marchande de Dubrovnik/Dubrova arrive à tirer son épingle du jeu.
Mais surtout, le monde est divisé entre les Musulmans/Asharites [vénérant les étoiles d'Ashar] et les Chrétiens/Jaddites [priant le dieu solaire Jad, avec certaines variantes impliquant un fils du dieu s'étant sacrifié...], avec une toute petite place laissée aux Juifs/Kindaths [adorateurs des lunes]. L'empire byzantin/sarantin a disparu, mais la guerre reste incessante, reprenant à chaque belle saison entre le Saint Empire romain/jaddite et l'empire ottoman/asharite.
Les personnages sont nombreux, venant d'horizons différents et avec des visées différentes, et incluant beaucoup de femmes fortes. Certains sont de hauts personnages (duc, chancelier, impératrice...) mais la plupart sont des gens plus communs (médecin, pirate, soldat...), qui subissent la situation géo-politico-économique sans pouvoir agir dessus. A chaque chapitre, la focalisation du récit change (celui-ci restant cependant narré à la troisième personne), ce qui permet d'appréhender tous les points de vue d'un univers qui n'est ni tout blanc ni tout noir. Certains passages sont même repris plusieurs fois, vus par des intervenants différents. Les destins s'entrecroisent.
Si le fil conducteur du récit est le peintre Pero Villani, il est un autre personnage qui occupe une place particulière : Marin Djivo, fils cadet d'une famille marchande dubravienne, à la fois intelligent et fougueux. Il est mis en avant par le fait que seuls les chapitres le concernant sont relatés au présent, alors que tous les autres sont au passé. C'est un peu troublant au début, car cela casse un peu le rythme. Peut-être ai-je manqué quelque chose, car je n'ai pas trop trouvé l'intérêt d'une telle mise en avant.
On retrouve évidemment dans cet ouvrage le style très particulier de Guy Gavriel Kay. Des phrases courtes, fortes. Souvent énigmatiques, car l'auteur joue à nous annoncer des faits sans les détailler, ne dévoilant des précisions que quelques pages, voire quelques chapitres plus loin. Il insiste souvent sur les moments clés où les vies des personnages basculent, influençant parfois le destin du monde. L'action ne manque pas, mais le rythme reste assez lent, plus adapté aux lecteurs voulant prendre le temps de découvrir un univers dans ses moindres détails qu'à ceux recherchant une intrigue trépidante. Et une fois n'est pas coutume, nous avons droit à une happy end pour la plupart des personnages principaux.
Petit bémol sur mon édition (numérique), qui aurait mérité un petit effort supplémentaire de correction : on trouve régulièrement des mots avec césure alors qu'ils sont en milieu de ligne ; de plus, les ponctuations doubles (telles les points d'interrogation) sont systématiquement collées au mot précédent, à l'anglaise, alors que la règle française impose de laisser un espace.
Au final, c'est un livre bien typique de Guy Gavriel Kay. Peut-être un peu trop, car j'ai souvent eu une impression de déjà lu sur les personnages, les situations, les réflexions semi-philosophiques. J'ai beaucoup aimé, mais je ne suis pas aussi bien rentrée dedans que dans de précédents romans, trouvant même parfois le temps un peu long. Peut-être parce qu'aucun des personnages ne m'a réellement touchée ? Cela étant, cela reste un très bon roman qui plaira aussi bien aux amateurs de l'auteur qu'à ceux qui voudraient le découvrir.