Cela fait maintenant bien longtemps que ce château, devenu une ferme, a été déserté par les hommes et les femmes qui l'habitaient. On ne sait plus pourquoi ils ont disparu, et les histoires les plus folles circulent encore parmi tous les animaux qui sont restés là. En tout cas, l'événement avait déclenché la joie et l'allégresse, à l'époque, parmi les animaux. Enfin, on allait être libres. Enfin, on ne serait plus utilisés par tous ces tortionnaires. Enfin, on ne serait plus considérés que comme des bêtes, qui doivent produire toujours plus...
Mais même pour les animaux, les belles histoires ont une fin, et la réalité rattrape vite les belles idées de liberté. C'est ici qu'on fait la connaissance d'Adélaïde, une poule qui est en bien mauvaise posture, pour avoir osé cacher un œuf qu'elle vient de pondre. Adélaïde considérait que cet œuf était le sien, et elle a refusé de le donner, comme d'habitude, pour le grenier central. Alors, sous le mandat du président de la ferme, Silvio, un immense taureau, elle est mise à mort sous les crocs de sept chiens, sous le regard des autres animaux de la ferme. Pour faire un exemple.
La scène est révoltante à bien des égards, notamment pour Miss B, une chatte blanche qui doit regarder cela, avec ses deux chatons choqués. Miss B travaille dur, elle aussi, surtout depuis la disparition de son compagnon, qui s'est tué à la tâche. Elle se dit qu'il va falloir faire quelque chose pour sortir de cette situation. Mais elle n'a aucune idée de comment s'y prendre. Avec les oies, les canards, les lapins, les moutons et les chevaux, elle ne peut que travailler, pour alimenter le grenier central, en gagnant tout juste de quoi subsister, elle et ses chatons...
Et puis, il y a César, le seul lapin mâle de la ferme. Le seul qui doit honorer toutes les lapines, chaque nuit, pour donner naissance à bien des portées. Un être étrange, que Miss B a bien du mal à approcher, histoire de ne pas donner de mauvais exemple à ses chatons. Ces derniers sont d'ailleurs toujours gardés par Marguerite, une oie bien sympathique et serviable, aux idées révolutionnaires, elle aussi. Une oie qui va être à la tête d'une mutinerie, et qui le paiera bientôt de sa vie...
Miss B n'aura d'autre choix que de se faire aider par César, pour garder ses petits, à présent... Et il faut l'arrivée d'un étrange rat, dans cette ferme, pour faire bouger les choses. Un rat comédien, qui pourrait bien avoir d'autres solutions que la violence, pour répondre à la violence des gardes chiens qui sont bien plus forts, en ayant en plus la protection de Silvio. Ce dernier se gave littéralement, et on le retrouve à prendre part à un bien curieux échange avec un fermier bien humain : les produits de la ferme, avec les cadavres des mutins, contre des croquettes pour chiens, et des dizaines de bouteilles de champagne dont il se repaît quotidiennement...
Si l'on connaissait Xavier Dorison pour ses séries prestigieuses, au scénario enlevé, comme Le Troisième Testament, Long John Silver, Undertaker, ou encore le récent Aristophania, nous n'avions pas encore eu le plaisir de connaître Xavier Delep, qui signe avec ce premier tome de Le Château des Animaux sa toute première bande dessinée. Je ne sais trop comment dire cela, mais autant être clair : c'est un véritable choc auquel il faut s'attendre, en ouvrant cette bande dessinée.
Ce Miss Bengalore est tout simplement une claque, un véritable chef d'oeuvre du neuvième art. La claque est d'abord graphique : en feuilletant ces planches, on se rend compte que les expressions sont incroyables, les personnages, même secondaires, sont parfaitement travaillés, les cadrages et les découpages sont audacieux, les couleurs sont sublimes. Xavier Delep fournit là un travail d'une qualité incroyable, un mariage subtil entre le travail de Masbou sur De Cape et de Crocs et, encore plus proche, celui de Juan Guarnido sur Blacksad. Pas moins. Dans une première bande dessinée.
Et puis, la claque scénaristique est également de mise. On assiste impuissants aux crimes odieux qui ont lieu dans cette ferme, en se demandant comment ces animaux vont pouvoir se sortir du joug de ce qu'on appelle la République. Certaines scènes sont insoutenables, produisant complètement l'effet escompté sur le lecteur. Les images, d'une grande force, sont au service de la narration, et on pourrait même se dire que l'inverse est aussi vrai. Et puis, l'espoir prend forme, peu à peu, en prenant le temps de la narration, celui d'admirer des plans sortis d'ailleurs.
Le Château des Animaux prend sa source dans un roman de George Orwell paru en 1945, La Ferme des Animaux. Et la série, prévue en quatre tomes, transcende littéralement le roman d'Orwell. On y trouve de nombreux thèmes, que l'on ne peut que relier avec la façon dont les peuples sont gouvernés, encore - surtout - de nos jours. Ce premier tome traite aussi d'esclavagisme, du joug des puissants sur les faibles. Il n'est pas sans rappeler d'ailleurs Arctic-Nation, le second tome de Blacksad, considéré par beaucoup comme le meilleur de la série de Diaz Canalès et Juanjo Guarnido...
Produire un tel résultat, pour une première production qui plus est, tient véritablement, au choix, du miracle, d'un talent inné, ou d'un travail acharné. Sans doute un peu des trois. Au moment où sort un magnifique one-shot dessiné par Guarnido, Les Indes Fourbes, scénarisé par Alain Ayroles. Une pépite que l'on ne pouvait attendre à ce niveau, même en sachant pourtant que Xavier Dorison en est le scénariste. La série aura de très beaux jours devant elle, avec ce niveau de qualité. Chapeau bas : la dernière fois que j'ai eu un tel choc, c'était avec Blacksad. J'en tremble encore. Monsieur Xavier Delep, votre avenir dans le neuvième art est tout tracé...