Les Chroniques de l'Imaginaire

Je suis fille de rage - Del Socorro, Jean-Laurent

Ce roman est d'une simplicité rare à résumer : il traite de la Guerre de Sécession qui a eu lieu aux Etats-Unis d'avril 1861 à avril 1865. Il est divisé en cinq parties, qui couvrent chacune l'une des années civiles de la guerre. Le point de vue alterne entre les deux belligérants et les deux fronts, celui de l'est où se situent les capitales (Washington pour le Nord, Richmond pour le Sud) et celui de l'ouest, avec notamment les rives du Mississippi.

Il est constitué de parties véritablement romancées, même quand elles mettent en scène des personnages historiques (Lincoln, Lee, Grant, McClellan, etc) et d'autres qui sont des traductions, faites par l'auteur, de journaux, de discours, de lettres écrits et/ou publiés dans l'année concernée. La part fantastique du récit est assurée par la présence de la Mort, en uniforme de général, mais blanc - par opposition au bleu et au gris des militaires américains - visible surtout par Abraham Lincoln, avec lequel elle dialogue durant toute la guerre.

Quand j'avais parlé de ce roman avec son auteur, au cours de notre entretien aux Imaginales en 2018, je n'avais pas véritablement cherché à me faire une idée de ce à quoi le résultat pourrait ressembler. Ce qui est sûr, c'est qu'il est différent de ce à quoi je m'attendais. Il est à mon avis meilleur. Je m'attendais à une fresque énorme, de type Nord et Sud de John Jakes, par exemple. Très intelligemment, Del Socorro suppose le contexte et les enjeux connus de ses lecteurs et se concentre sur les opérations militaires, sur terre et sur mer. De ce fait, on se retrouve avec une sorte d'écorché qui met parfaitement en relief les points importants : l'incompatibilité fondamentale des deux camps, dont au moins l'un est persuadé d'accomplir la volonté de Dieu ; la façon dont une guerre commence la fleur au fusil pour spiraler ensuite vers des atrocités, ce que l'on verra se reproduire dans les guerres suivantes ; la civilisation industrielle appliquée à la guerre, avec notamment l'usage des cuirassés, et des tout premiers sous-marins ; l'interrogation sur la possibilité d'un futur commun après les six cent mille morts de cette guerre aussi sauvage que fratricide.

Comprenez-moi bien : quand je dis "écorché", je ne veux absolument pas dire que c'est sec ! Au contraire, on retrouve dans les parties romancées l'écriture vibrante, sensible de l'auteur de Royaume de vent et de colères et de Boudicca, d'où toute enflure est proscrite pour mieux décrire les sentiments des personnages. Et quels personnages ! Il faudrait tous les citer, du sensible William T. Sherman transformé en bourreau, de Minuit au Mort vivant... Car les personnages sont désignés par des locutions. Ainsi, Caroline, cette fille du Sud opposée à l'esclavage, partie pour se battre dans les armées du Nord et de ce fait reniée par son père qui se bat pour le Sud, est nommée "La Fille qui n'a plus de père", et le général Grant "Le Général qui ne compte pas ses morts". On rencontre même, au début de la guerre, Scarlett et Rhett, "Les Amoureux qui auraient mieux fait de rester chez eux", et qui au lieu de cela vont assister en touristes à la bataille de Manassas. Les seuls à avoir un prénom sont ces anonymes habituels de toute guerre : un.e soldat.e de chaque armée. Et je suis convaincue que ce n'est pas un hasard.

Cet exemple est représentatif de ce qu'a fait l'auteur pour illustrer l'Histoire : il a pris des faits qui ont eu lieu (il y a vraiment eu des civils pour se rendre sur le site d'une bataille comme sur le bord d'un terrain de polo !), et des personnages qui ont réellement existé (des jeunes gens partis se battre dans "l'autre" camp ont été reniés par leur famille, des affranchis se sont battus dans les rangs nordistes, etc) et il en fait des personnages romanesques. Même si l'action est, évidemment, limitée aux USA, l'auteur n'oublie pas pour autant de nous montrer l'implication, plus ou moins lointaine, des puissances européennes, française et surtout britannique, par exemple grâce à "La Capitaine qui force le destin", qui d'ailleurs a aussi l'avantage de nous rappeler que toutes les batailles de cette guerre n'ont pas eu lieu sur terre, mais que la Confédération a aussi été vaincue sur mer.

Une fois de plus, l'auteur nous dépeint l'échec d'une rébellion. Mais, contrairement à celles à propos desquelles il avait écrit précédemment, celle-ci a des conséquences directes sur nous : nous vivons actuellement dans un monde où la Guerre Civile américaine, ses causes, son déroulé et ses suites, a modelé l'un des pays majeurs de notre planète. Cela rend ce roman d'une bien plus grande actualité qu'on ne pourrait le penser a priori. Del Socorro, à l'évidence, a effectué un énorme travail de recherche pour ce livre, et se débrouille très bien à la fois pour le donner à percevoir au lecteur, et pour que ce dernier l'oublie, en s'attachant à des personnages à la durée de vie variable, mais tous personnalisés et crédibles. Les personnages historiques que l'on avait l'impression de connaître plutôt bien, et Lincoln en est l'exemple le plus flagrant, acquièrent une ambiguïté, et de ce fait une épaisseur qui bien sûr porte à s'interroger, mais qui aussi explique bien des choses du présent.

La couverture, magnifique, d'Ammo est très appropriée, et son concepteur est à juste titre cité dans les remerciements.

Si j'ai un léger bémol à émettre, c'est quant à la confusion constante du conditionnel présent et du futur, d'une part, et d'autre part à l'absence d'une table des matières digne de ce nom, du moins dans la version électronique : il m'est arrivé de vouloir revenir à une des parties antérieures, et de ne pas pouvoir le faire d'une façon pratique. J'ai aussi découvert dans les remerciements l'existence d'une carte des Etats-Unis, qui m'aurait sans doute été bien utile... Mais encore une fois, ce n'est qu'une critique légère, qui ne m'empêche pas de recommander très fortement la lecture de ce magnifique roman, une réussite complète qui manifeste de façon éclatante le talent de son auteur.