Les Chroniques de l'Imaginaire

Dagenais, Luc

Mureliane : Luc Dagenais, merci de répondre à cette interview pour Les Chroniques de l'Imaginaire.

Luc Dagenais : Merci de l'invitation.

M : J'ai lu vos nouvelles dans Solaris depuis la première parue, qui était La vie des douze Jésus en 2009, donc je sais que vous êtes publié depuis au moins dix ans. Depuis quand est-ce que vous écrivez ?

LD : Depuis un peu plus de dix ans. La vie des douze Jésus était mon premier texte publié, mais en fait, c'est aussi le premier texte que j'ai complété. Pendant longtemps, je notais des idées, puis je bidouillais un peu sur des plans d'histoire, sur des extraits de textes, mais sans jamais rien compléter. Puis cette année-là, je me suis botté le derrière, comme on dit, pour écrire. Et aussi pour me dire : "je vais compléter un texte, je veux le soumettre, puis je vais essayer de le publier", puis le concours Solaris m'apparaissait comme une bonne occasion de me motiver. J'ai vraiment donné tout ce que j'avais. J'ai travaillé sur ce texte-là un an, un an et demi. Maintenant, je ferais beaucoup plus rapidement, mais comme c'était mon premier texte... J'ai tout donné, puis j'étais enchanté d'être publié, puis en plus de gagner le prix c'était vraiment... une entrée dans la littérature vraiment fantastique.

M : Oui, c'était une entrée fracassante !

LD : C'est ce que plusieurs personnes m'ont dit. Aussi, ça avait surpris les membres du jury que quelqu'un qui n'écrivait pas encore, qui n'était pas encore publié, produise un texte de qualité comme ça. J'étais pas connu dans le milieu, j'avais pas non plus vraiment d'amis dans le milieu de la Science-Fiction et du Fantastique Québécois, par exemple des gens qui auraient su que j'avais commencé à écrire, ou que j'étais plus sérieux maintenant. Donc je suis vraiment arrivé de nulle part. Mais maintenant je me suis super-bien intégré au milieu, puis je me suis fait des très bons amis, puis là je continue à écrire.

M : Oui et puis entre temps il y a eu plusieurs nouvelles, toujours originales, et vraiment avec un ton très particulier. Est-ce que vous sauriez dire quelles sont vos sources d'inspiration ?

LD : Bonne question. Je lis beaucoup, j'ai un éventail de sujets, ou de styles de lecture, assez large : je vais lire de la science fiction, du fantastique, mais je lis aussi de la littérature générale, ou avec un grand L, comme on appelle parfois, je vais lire des essais, je lis de la poésie aussi. Je lis en français et en anglais, donc souvent les idées me viennent peut-être - comment dire ? - à l'intersection de certaines de mes lectures, ou certaines observations que j'ai faites, donc pas nécessairement inspirées de science-fiction directement, mais de choses qui viennent de l'extérieur. Par exemple, ma dernière publication, La déferlante des Mères, j'avais déjà une idée de base, ou une scène, que j'avais notée en me disant "je vais l'utiliser plus tard, quand j'aurai trouvé quelque chose, une histoire à raconter avec ça", puis c'est en lisant un essai sur la littérature au féminin, de Lori Saint-Martin, qui posait la question "Est-ce qu'il y a vraiment une littérature, ou une écriture, au féminin différente d’au masculin ? Est-ce qu'il y a des différences ? Est-ce qu'il y a certaines caractéristiques qui vont se ressembler?"... De lire cet essai-là m'a fait réfléchir et m’a mis dans un état de pensée qui a fait que j'ai pu coupler certains petits bouts d'idée que j'avais déjà, puis ça a produit une histoire. Pour La vie des douze Jésus, ça a été un peu la même chose : c'est un documentaire que j'avais vu sur des reliques, jumelé avec d'autres idées de science-fiction, qui ont fait que ça a abouti à ça.

M : Ce serait comme un agrégat de plusieurs éléments?

LD : Oui, oui, tout à fait ! Puis souvent je vais noter des idées de personnages, des idées de scènes, ou d'une histoire très générale. Je les note puis je les utilise pas tout de suite, j'attends que d'autres idées, ou d'autres bouts d'idée, puissent s'y greffer, pour l'enrichir. Je vais accumuler comme ça jusqu'à temps que je sente que j'ai assez pour faire une vraie bonne histoire, et sur le contenu et sur la forme, autant au niveau des personnages que des événements, et puis là je vais y aller. Je sais que certains auteurs vont faire le contraire : dès qu'il y a une idée, ils vont se lancer, ils vont essayer d'écrire un texte, ils vont penser plus volontairement pour y ajouter les éléments manquants, pour pouvoir ensuite produire un texte. Moi, j'y vais de façon un peu plus passive. Vient un moment où je sais que j'ai assez de matériel, si on veut, pour me lancer.

M : Est-ce que vous avez l'impression d'avoir été influencé par des auteur.e.s ? Est-ce qu'il y a des auteur.e.s qui ont été particulièrement important.e.s pour vous ?

LD : Oui. J'essaie de voir... Certains auteurs, comme par exemple en science-fiction Philip K. Dick, est un auteur qui m'a beaucoup infl... que j'ai beaucoup aimé. Au niveau de l'influence, je sais pas si c'est si fort que ça, mais en y réfléchissant, comme il y a toujours une dose d'humour, ou une certaine légèreté dans mes textes, ou de démonstration par l'absurde, qui se trouve aussi parfois chez Philip K. Dick, comme par exemple dans A scanner darkly*, où le personnage principal est un policier anti-drogue, qui sous couvert d'être un dealer, doit enquêter sur lui-même. Ce sont des trucs absurdes, des situations impossibles, donc oui, c'est un auteur qui m’a sûrement influencé. Sinon, par exemple au niveau de la littérature francophone de l'imaginaire, les éditions Marabout avaient une collection fantastique très riche, avec des bouquins de Jean Ray, Claude Seignolle et d'autres… Cette école-là m’a forcément influencé, doit m'influencer encore d'une façon ou d'une autre, même si je n'écris pas de fantastique pour l'instant. Peut-être au niveau des ambiances, ou... Je sais pas. Au niveau des auteurs plus contemporains, contemporaines, il y a Elisabeth Vonarburg, qui est une auteure québécoise, qui a écrit entre autres Chroniques du Pays des Mères, qui a son impact, ou son influence dans ma nouvelle La déferlante. J'avais conscience de certaines similarités très fortes avec son roman, dans l'idée initiale que j'avais, donc je me suis... volontairement j'ai essayé de m'en dissocier le plus possible, tout en sachant que la filiation serait identifiée de façon naturelle.

M : Oui, pour moi qui suis très fan du Pays des Mères depuis que je l'ai lu, je l'ai identifié comme ça, comme une filiation, comme un éventuel lointain point de référence, mais pas... c'est pas "pastiche", c'est rien de tout ça. C'est pas dans le même monde, c'est pas la même écriture...

LD : C'est ça. Je me suis demandé justement si je devais faire un clin d’œil à cet univers-là, par exemple en nommant un lieu ou un pays ou quelque chose comme ça pour y faire référence, puis finalement j'ai décidé que non : ça aurait pu être un bel hommage, mais justement je voulais pas - comment dire ? - je voulais pas qu'il y ait de confusion possible, que justement des lecteurs se disent "oh, c'est peut-être situé dans le même monde", je voulais vraiment que ce soit séparé. Il y a même certains vocables sur lesquels j'ai hésité, puis en y repensant, en retournant feuilleter Chroniques du Pays des Mères, j'ai pris certains choix linguistiques exprès pour m'en distancier, mais c'est ça, la filiation reste là quand même, c'est certain.

M : Et quelle importance, quel poids, a pour vous, le fait que cette nouvelle ait reçu le Grand Prix de l'Imaginaire ?

LD : C'est inimaginable. En fait, cette nouvelle-là... j'ai longtemps hésité à l'écrire parce que je me disais : c'est un point de vue féminin, ça raconte... c'est des thématiques qui touchent... par exemple la thématique mère-fille, j'ai hésité parce que je me disais que c'était peut-être pas à moi à parler de ça,ou à aborder ces thématiques-là, mais en même temps je me disais "ça touche quand même des choses qui sont universelles". La thématique de la place de l'individu ou la responsabilité de l'individu face au groupe, face à la société… Ce que je ne voulais pas faire, c'est de me servir de personnages féminins pour parler de mes problèmes personnels, ou de problèmes masculins... Je voulais que ce soit, puisque ce sont des personnages féminins, que ça touche ou le féminisme et les revendications qui y sont liées, ou que ce soit quelque chose d'universel, donc - comment dire ? - qui sublime le particulier. Je ne voulais pas faire, je sais pas comment dire ça, de l'appropriation de genre, ou sexuel ? Comme on dit appropriation culturelle, ça c'était clair que je voulais pas que ça soit ça. Puis à partir du moment où j'ai commencé à l'écrire, c'était un souci constant, une inquiétude constante, parce que je me demandais si j'étais juste dans ce que je disais. J'ai plusieurs amies et j'ai une conjointe depuis très longtemps, donc j'ai pu vérifier certaines choses, puis ayant une certaine dose d’empathie, je me disais "il me semble que je suis capable d'arriver à quelque chose de potable", mais le doute est toujours là en création, donc... Hum, je me rappelle plus la question originale ?

M : Quelle valeur, quel sens, a le GPI pour vous ?

LD : C'est ça. Quand je l'ai soumis, je l'ai envoyé pour le prix Solaris en espérant gagner le concours, mais on n'est jamais certain... D'autres prix, comme par exemple le Grand Prix de l'Imaginaire, ça m'est même pas passé par l'idée que je puisse le gagner ! Je suis le premier auteur québécois ou québécoise à gagner dans la catégorie nouvelles. La seule autre autrice québécoise à l'avoir gagné, c'est justement Elisabeth Vonarburg, à un moment où je crois que ça ne faisait pas très longtemps qu'elle était installée au Québec, donc encore considérée comme une écrivaine française, peut-être. Donc le GPI était pas dans mon champ d'attentes du tout. C'était vraiment une très grosse surprise. Une agréable surprise, c'est un prix prestigieux. Puis en même temps, c'est rigolo parce qu'au Québec, en-dehors du petit milieu de la SFFQ, c'est pas un prix qui est tellement connu. Donc si j'en parle, même à d'autres écrivains, mais qui n’écrivent pas de science-fiction ou qui n'en lisent pas, souvent ils connaissent pas le Prix, donc... ça permet de garder quand même une certaine humilité, puis de pas s'enfler la tête, ça c'est sympathique. Mais oui, sinon c'est un très grand honneur d'avoir reçu ce prix-là. Surtout pour un texte comme ça.

M : Oui. Je vous rassure, en France c'est pas connu non plus. C'est comme au Québec, c'est très connu dans le fandom, bien entendu, mais c'est pas le Goncourt non plus ! Si vous annoncez à quelqu'un dans la rue que vous avez obtenu le Grand Prix de l'Imaginaire, il vous répondra "Félicitations, c'est quoi ?" (rires) Est-ce que vous avez des genres de prédilection ? Si je devais classer vos nouvelles, j'aurais un mal fou. Je les mettrais sans doute en Fantastique, parce que je saurais pas où les classer ailleurs - à part La déferlante des Mères, que je classerais en SF - mais Les dieux pure laine, ou La vie des 12 Jésus, je les mettrais en Fantastique, mais vraiment comme catégorie fourre-tout. Vous, vous diriez quoi ?

LD : Et bien, ça dépend desquelles. Mais j'aime jouer justement avec les genres : ou fusionner, ou rester vraiment à la limite ou du fantastique, ou du réalisme magique, ou y aller dans un style plus franc, mais avec des thématiques qui sont inhabituelles pour le genre. J'aime associer ou mettre ensemble des choses dont l'association serait pas naturelle, ou moins usuelle, si on veut. Ce qui fait par contre que j'ai souvent de la difficulté moi-même à décrire, à résumer mes textes parce que la forme et le contenu sont vraiment antithétiques. Par exemple, La déferlante, si on raconte au premier niveau, c'est l'histoire d'une horde de guerrières qui sont enceintes et puis qui rasent tout sur leur passage. Mais le propos de la nouvelle est pas à l'avenant, c'est quelque chose de plus humaniste, c'est vraiment une réflexion, comme je disais tantôt, sur l'individu face à la société, mais aussi pour les relations inter-personnelles, inter-générationnelles, avec la volonté de prise de parole et tout, donc c'est vraiment - comment dire ? Pas nécessairement à l'opposé l'un de l'autre, mais ça concorde pas. Il y a une nouvelle, je sais pas si vous l'avez lue, dans un recueil, Horrificorama, qui est... C'est un recueil d'histoires d'horreur, puis l'éditeur nous avait dit "Allez-y ! Si vous voulez y aller à fond, allez-y à fond...". Ça fait que je me suis payé la traite : c'est une histoire... j'ai écrit l'histoire sous forme de dialogue, comme une pièce de théâtre, ça se passe dans une post-apocalypse zombie, donc c'est deux survivants qui sont enfermés dans une maison, puis qui font des choses… avec un contenu sexuel assez fort avec les zombies, mais encore là, la forme et ce que les personnages font, est à l'opposé du propos que je tiens. Comment dire ? Dans cette nouvelle-là, je voulais justement, travailler la responsabilité du comportement sexuel, ou le comportement agresseur de certains hommes, puis donc les personnages, en se parlant entre eux, se justifient, ou se valident, l'un face à l'autre, mais en filigrane, le côté justement pas correct, ou illégal, ou violent, du comportement, ressort très très fortement. Puis donc j'aurai jamais... comment dire ?... j'ai pas d'intérêt à écrire une nouvelle où le propos colle vraiment de très très près de la forme. Je le fais un peu de façon instinctive, un peu volontaire aussi, mais c'est ce qui me vient quand j'ai des idées, donc...

M : Un p'tit goût pour le décalage.

LD : Oui oui, c'est ça exactement. Puis, j'aime beaucoup... j'en lis moins présentement, mais il y a quelques années j'en lisais beaucoup, ce que les anglophones appellent le genre bizarro qui est un peu fantastique un peu science fiction, mais qui va justement mettre en avant le côté bizarre de certaines histoires imaginaires. C'est un style qui me plait, qui me plaisait, c'est souvent justement un peu amusant, ou humoristique. Ma réserve personnelle, c'est que je trouve justement qu'il n'y a pas de contenu, ou de sous-texte, ou que c'est trop faible, alors c'est ce que j'essaie de faire avec mes textes.

M : Est-ce que vous travaillez sur quelque chose en ce moment ? Est-ce qu'il y a de futures parutions qui sont prévues ?

LD : Pas de parutions prévues encore, mais je travaille très fort à un roman policier historique, donc qui n'est pas nécessairement de l'imaginaire, mais qui encore là va - comment dire ? - qui va revisiter certains pans de la réalité du Québec du début du XXe siècle, et puis quelques idées de nouvelles aussi, que je travaille en parallèle, dont une deuxième nouvelle dans l'univers de La déferlante, avec d'autres personnages, d'autres situations, puis sinon d'autres nouvelles aussi qui vont... si j'y réfléchis, qui ont toutes, ou qui comportent toutes des thématiques corporelles. Donc beaucoup de réflexions sur le corps, sur le corps modifié, sur le corps endommagé, puis le rapport justement au monde des individus, des corps en relation avec le monde, mais relation avec l’esprit aussi, donc interroger la vision ou dualiste ou moniste d'un individu, selon que l'esprit est séparé du corps ou non. C'est des thématiques que je veux explorer dans mes prochains textes.

M : Que vous aviez commencé à aborder dans Les dieux pure laine, par exemple, avec le thème du vieillissement.

LD : Oui, oui, tout à fait. Moi-même j'ai des problèmes de santé assez graves, ça parait pas mais je suis atteint de mucoviscidose, donc ça façonne ma vision, ou ma réflexion sur le corps puis sur l'individu, c'est certain. Mais comme je disais tantôt je ne veux pas mettre de l'avant mes problèmes personnels, mais comme c'est des réflexions que je me fais, sur des sujets que j'approfondis, je vais plus large, et ça m'influence certainement, puis je trouve que c'est, en science-fiction surtout, beaucoup avec le courant post-humaniste, je trouve que c'est quelque chose qui est négligé souvent, que le corps est ou dénigré, ou n’est pas tenu en compte, tout en disant toujours, qu'il faut le désosser de ses fonctions, qu'on va pouvoir transférer l'esprit, ou... Moi-même,justement, en ayant la mucoviscidose, je prends beaucoup de médicaments et puis j'ai besoin de certains équipements médicaux, sans ça je suis pas un organisme viable, donc est-ce que je suis déjà un post-humain ? J'ai pas de super bras de métal ou de super cerveau qui me feraient dépasser la condition humaine mais je suis déjà dans une logique ou une dynamique où j'ai besoin de cette technologie-là pour être vivant. Puis je suis pas le seul. Il y a de plus en plus, de maladies chroniques, ou des maladies dégénératives, qui vont faire que justement ces individus vivent plus vieux, en meilleure santé, mais ont un besoin constant de certains équipements. A partir de quel moment est-ce que vous êtes un post-humain ou non ? Souvent, tant que c'est pas pour dépasser, ou être meilleur que l'humain, c'est pas considéré comme du post-humanisme, alors que ça devrait, parce qu'on dépasse quand même nos conditions de base.

M : On arrive à la fin du temps imparti. Je vous remercie.

LD : Ça m’a fait plaisir.

* titre français : Substance mort