Trafalgar Medrano est un citoyen éminent de la ville de Rosario. Il fait du commerce, achetant ici ce qu'il revendra ailleurs. Et quand il revient dans sa bonne ville de Rosario, il va boire le bon café de Marcos au Burgundy, ou jouer aux cartes avec ses amis, et il leur raconte ses voyages.
Car Trafalgar est un grand voyageur, que sa guimbarde mène d'une planète à l'autre, du lit de la Chaste et Illuminée Dame Guinevera Lapislázuli, sur Veroboar, à la belle guerillera brune de Donteä-Doreä, en passant par les fouilles sur Anandaha-A. Il est toujours heureux de narrer ses aventures, même à la vieille tante Josefina, qui est persuadée que Serprabel, avec son système de castes, doit frôler le sous-continent indien. Peut-être même a-t'elle raison, peut-être Trafalgar invente-t'il ses aventures, ou du moins les planètes où elles ont lieu. Peut-être. Peut-être pas.
Roman ou fix-up, cet objet littéraire est fort réussi. D'abord par l'habileté avec laquelle l'autrice change le contexte et l'interlocuteur des récits de son personnage principal, en maintenant ainsi en éveil chez le lecteur la curiosité et l'incertitude. Cette dernière est également alimentée par le fait qu'on ne saura jamais si Trafalgar est doté d'une imagination débordante, ou si ses voyages sont réels, ce qui supposerait une Argentine, et un monde, qui ne seraient pas tout à fait ceux que nous connaissons. Les autres personnages se soucient seulement d'écouter les récits de Trafalgar, sans vraiment s'inquiéter de leur véracité, ni même de leur (in)vraisemblance.
Angélica Gorodischer s'y entend à brouiller les pistes, en plaçant son héros fictif (du moins on le suppose) dans le Who's who d'une ville réelle, et en se citant elle-même parmi ses amis ou connaissances. Ce roman est assez original pour n'avoir pas pris une ride depuis sa première parution, il y a quarante ans. En effet, l'hommage ironique qu'il rend aux auteurs de l'âge d'or de la science-fiction américaine, et je pense par exemple à Jack Vance, est toujours perceptible et plaisant. En même temps, il a un ton, une forme d'humour, de distance d'avec le héros et ses aventures, éminemment personnels.
C'est vraiment une excellente initiative des éditions La Volte que de rendre accessible aux lecteurs français l'oeuvre de l'autrice argentine, d'autant que la superbe illustration, très appropriée, d'Anouk Faure fait de ce livre un bel objet qu'on a envie d'avoir dans sa bibliothèque.