Les Chroniques de l'Imaginaire

GEIST - Les héritiers de Nikola Tesla - Chartrand, Sébastien

Georges Parent est un lieutenant-Geist, c'est-à-dire qu'il est Doté, et qu'il utilise son Dot pour résoudre les crimes qui le nécessitent. Or, d'après le médecin légiste, c'est le cas en ce qui concerne cet inconnu trouvé mort. Et en effet, le lieutenant se rend compte immédiatement que ce n'est pas un crime banal commis par un Séculaire, ni un suicide : le corps a été déplacé, et d'autre part la qualité des vêtements semble démontrer qu'il ne s'agit pas de n'importe qui.

Et en effet, quand l'identité du mort est découverte, Parent est bien content que l'enquête passe aux mains des Phantom, l'équivalent de la police secrète, qui sont tous puissamment Dotés. Sauf que le sous-général Brissot, en plus d'être odieux avec le lieutenant, est à l'évidence instable mentalement, et que le lieutenant Parent continue d'enquêter, malgré la présence de cet enfant blond qui le suit partout, et ses difficultés croissantes à rester à distance de tous.

Sébastian Chartrand, dans ce roman très sombre, a réussi à créer un univers alternatif tout à fait crédible. Le point de divergence de cette uchronie est le maintien au pouvoir de Napoléon III, qui a eu l'intelligence de ne pas s'en prendre à la Prusse de Bismarck, évitant ainsi la cuisante défaite de 1870. Et s'il l'a fait, c'est en écoutant des voyants doués de précognition. Je recommande aux lecteurs intéressés par l'Histoire de lire en fin d'ouvrage les deux calendriers mis en parallèle, celui que nous connaissons, et celui du roman. D'autres éléments diffèrent par rapport à notre époque, et notamment le rôle de Nikola Tesla, mais je n'en dirai pas plus pour ne pas trop déflorer l'intrigue. L'univers est fouillé jusque dans ses détails, avec notamment des méthodes punitives que j'ai trouvées imaginatives par rapport à notre monde et logiques dans celui du roman, et glaçantes.

Le mélange entre le Mal du Siècle du XIXe siècle, avec la mise à l'Index de Baudelaire et de certaines œuvres Romantiques, par exemple, et les aspects technologiquement très avancés de cette société capable, notamment, de maîtriser le climat dans une certaine mesure, m'a paru particulièrement séduisant et réussi, avec ce clin d’œil aux lecteurs du ciel "bas et lourd (qui) pèse comme un couvercle" des villes "régulées", qui correspond tout à fait à celui décrit par Baudelaire. Le Second Empire a certes inspiré d'autres uchronies, et je pense par exemple à la trilogie de la Lune, de Johan Heliot, ou à celle, plus récente, de Feldrik Rivat, mais celle-ci, tout aussi dystopique et steampunk, a la particularité de mêler les pouvoirs psi à une technologie très développée, et la poésie à une ambiance à la 1984, d'Orwell, où l'Histoire est constamment réécrite.

La progression de l'intrigue est bien réussie, avec cette enquête policière qui permet d'en apprendre davantage sur la société, très inégalitaire, et le monde où elle s'est développée. Les personnages sont cohérents, crédibles, et leur évolution est compréhensible par le lecteur. L'appareil critique qui complète l'histoire est très bienvenu pour les curieux dans mon genre, qui y apprendront à partir de quelles prémisses l'auteur a construit son histoire, et les parallèles entre cette Histoire et la nôtre, cependant que la définition des termes particuliers employés donne aussi une profondeur à l'univers. Et bien sûr, la façon dont les détenteurs du pouvoir sont prêts à tout pour le conserver est de tous les temps : "après moi le déluge" n'est pas mort avec Louis XV.

Ceux qui se souvenaient de la nouvelle parue dans Solaris 197 ne seront pas surpris par la qualité de ce roman, ni par sa noirceur. Pour ceux qui n'auraient pas lu ce numéro de la revue, je le leur recommande.